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173 – Un secret de famille : l’internement de Michelle

Le 19 juillet 1955, l’été de mes sept ans, une jeune-fille de vingt-et-un ans était conduite par mon père à la Clinique Roy-Rousseau de l’hôpital Saint-Michel-Archange pour y être admise de façon permanente. Elle passera le reste de sa vie internée, jusqu’à son décès le 13 août 1991 alors qu’elle avait 57 ans. Il s’agissait de Michelle, l’un des quatre enfants nés du premier mariage d’Urbain, mon père, avec Louisette Desjardins (voir chapitre 164 Louisette et Urbain, des parents comblés). La même petite Michelle qui écrivait à ses sœurs Charlotte et Andrée des lettres sensibles et sensées dans lesquelles elle les tenait informée de l’évolution de l’état de santé de leur maman, Louisette, gravement malade (voir chapitre 169 Dans la tête et le cœur des quatre enfants). La maladie de Michelle fut le grand secret de ma jeunesse et de ma vie de jeune adulte. Un secret de famille.

Quelques repères chronologiques. Après le décès de sa première épouse, mon père s’était remarié avec Marcelle, ma mère, en décembre 1945. De 1945 à 1951, ma mère avait continué d’habiter chez mes grands-parents paternels, à Black-Lake, où je verrai d’ailleurs le jour. Je vivrai donc les trois premières années de mon existence chez ce grand-père maternel adoré, Alfred Côté, au milieu du clan Côté et en compagnie de ma mère. Urbain venait nous rejoindre les fins de semaine. Alors que les quatre enfants de Louisette et d’Urbain continuaient d’habiter chez Lizzie.

Ce n’est qu’en 1951 que ma mère et moi déménagerons à Charlesbourg et que nous nous installerons, avec Urbain et le « quatuor », comme il aimait nommer ses enfants, dans la maison que mon père avait fait construire sur une portion de la terre des Bédard. Nous deviendrons les voisins immédiats de Lizzie, ma grand-mère maternelle, et de ses deux filles, Élizabeth et Thérèse. De 1943, année du décès de leur mère, jusqu’en 1951, donc pendant huit ans, Charlotte, Michelle, Andrée et Jean-Hughes auront ainsi vécu dans la maison ancestrale avec ces trois femmes aimantes mais, avouons-le, austères. La transplantation au sein de la famille reconstituée fut difficile pour tous : pour le quatuor, pour leur grand-mère et ses deux filles, qui étaient fort attachées aux enfants et qui vécurent un deuil certain, mais tout autant pour ma mère et pour la petite Édith. Et sans nul doute pour Urbain également, qui n’avait pas su gérer avec doigté son remariage avec Marcelle. Cette famille reconstituée ne devint jamais réellement une entité soudée.

17301Michelle épileptique et schizophrène. Quelques mois avant son institutionnalisation, durant l’hiver 1955, Urbain et ma mère, Marcelle, avaient conduit Michelle au Montreal Neurological Institute de Montréal où le célèbre neurochirurgien, le docteur Wilder Penfield avait pratiqué une lobectomie temporale droite pour atténuer les crises d’épilepsie qui l’affectaient depuis l’âge de dix mois. Elle souffrait de ce qu’on appelle, dans le langage populaire, du « haut mal ». Mais, fait inusité semble-t-il, elle était en même temps schizophrène et activement délirante et ce, depuis au moins l’âge de douze ans.

Wilder Penfield, neurologue et neurochirurgien (1891-1976)
Né aux États-Unis, à Spokane (Washington), le docteur Wilder Penfield étudie à Princeton, Oxford et finalement à la Johns Hopkins School of Medicine. Précurseur et spécialiste mondialement reconnu du traitement chirurgical de l’épilepsie, il fonde en 1934 l’Institut de neurologie de Montréal, rattaché à l’Université McGill de Montréal

Je me souviens que pendant le bref séjour de mes parents à Montréal, j’ai habité chez ma grand-mère paternelle, Mathilde dite Lizzie. Je dormais dans une des deux chambres qui donnaient sur le salon, plus exactement dans la chambre même où des années plus tard, en 1963, j’assisterai à la mort de Lizzie (voir chapitre 159 La mort de Lizzie). Et, autre coïncidence que je ne réaliserai que des années plus tard, cette chambre était également celle où Ferdinand Verret avait passé sa nuit de noces, le 23 novembre 1897. Ferdinand avait en effet épousé Lucie Bédard, la sœur de mon grand-père paternel, Joseph-Arthur (voir chapitre 72 Lucie la bien-aimée). Le matelas de plume en était tellement mou qu’il donnait mal au dos. Ce fut mon seul séjour chez Lizzie.

Je me souviens qu’il faisait froid. Mais qu’un soir tante Thérèse m’avait préparé la plus succulente des omelettes que j’eus jamais mangée, sur le poêle à bois. Elle avait retiré l’un des ronds et y avait posé la poile directement sur le feu. Je ne comprenais pas trop pourquoi j’étais là. Quand on est enfant, le monde des adultes nous échappe et on l’assimile par petits bouts, pas toujours cohérents. La réalité est comme un gros gruyère. Pleine de trous qu’on ne nous explique pas nécessairement. Alors on comble les trous comme on peut.

Mais où est passée Michelle? Je me souviens qu’enfant, juste après sa « disparition », à l’été 1955, j’avais interrogé mes parents. Où était Michelle? Elle était partie dans la famille Desjardins, à Dolbeau, la famille de sa mère, me répondait-t-on. Quand reviendrait-elle? On ne savait pas. Pourquoi était-elle partie en emportant la grande valise de couleur blanche, mais gansée de rouge, qui était en fait celle que ma mère avait achetée à l’occasion de son mariage? Cela pourrait être long. Était-elle fâchée contre nous? Non, pas nécessairement. Était-elle malade? En quelque sorte, oui, elle avait besoin de repos.

17304aJ’ai retrouvé une lettre que j’avais écrite à Andrée, ma demi-sœur, que j’affectionnais particulièrement. On était à l’été 1955, ce qui correspond au moment où Michelle fut internée. On m’avait confiée à la famille Côté, à Black-Lake, sans doute pour que je ne sois pas témoin de son départ de notre maison. Je transmets mes salutations bien senties à la famille de Charlesbourg, sans oublier de mentionner Michelle, signe qu’elle est encore présente à mon esprit.

Des images qui remontent à la surface. Les mois puis les années ont passé. L’absence de Michelle s’est progressivement muée en un long exil. Et le temps a fait son œuvre : le sentiment de sa présence quelque part, à quelques kilomètres de notre maison, s’est progressivement estompé. Des images m’étaient restées pourtant et même si je les enfouissais en moi, il arrivait qu’elles remontent à la surface.  Je me rappelais confusément qu’elle avait réellement vécu parmi nous. Quelques rares photos en témoignaient.

Il en existait ainsi une, que j’ai encore, qui réunit ma mère, Andine, Michèle et moi-même. Nous posons sur le terrain avant de notre maison de Charlesbourg. Nous venons de planter un arbre. C’est l’automne, car nous portons des chandails. Je dois avoir quatre ans. Andrée sourit, divinement gracieuse. Ma mère sourit également et semble détendue. Michèle, elle, a les yeux baissés et ne regarde personne. Absorbée par elle-même et en elle-même et habitée par ses démons intérieurs.

La photo a été prise alors que l’arbre venait tout juste d’être mis en terre, sur le terrain devant notre nouvelle maison. Nous sommes agglutinées autour de cette nouvelle acquisition et le tenons, toutes, comme s’il menaçait de tomber. L’arbre, encore et toujours! Quelle ironie! 

174 - Michelle morte et vivante en même temps (1)
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