On a vu au chapitre 171 (Un veuf et des enfants inconsolables) qu’Urbain, mon futur père, devenu veuf en septembre 1943, avait confié ses quatre enfants à ma grand-mère, Lizzie, ainsi qu’aux deux filles de celle-ci, Thérèse et Élizabeth, ses soeurs. Il avait quitté Shawinigan et était devenu directeur de l’Unité sanitaire de Thetford-Mines à une date que je n’ai pu déterminer. Il venait régulièrement à Charlesbourg voir ses quatre petits oiseaux, comme il les appelait. Et il profitait de son passage chez Lizzie pour les amener presque chaque fin de semaine en ballade automobile à Québec, et dans les environs.
Urbain continuait de prendre de nombreuses photos du « quatuor » que formaient Charlotte, Michelle, Andrée et Jean-Hughes. Les enfants s’ennuyaient de ce père souvent absent ainsi que d’une vie de famille avec un papa et une maman. Urbain leur écrivait régulièrement et n’omettait pas de leur rappeler combien leur maman, Louisette, décédée, les avait aimés. Il les enjoignait à ne jamais l’oublier.
Urbain amoureux d’une femme qui n’est pas Louisette … Or Urbain, quant à lui, avait en quelque sorte dépassé l’étape du deuil de Louisette. Il vivait une métamorphose que l’on pourrait associer à une renaissance. Il était amoureux. L’objet de son nouvel intérêt sentimental était ma future mère, Marcelle Côté, dont il avait fait la connaissance à l’Unité sanitaire de Thetford-Mines où elle travaillait comme infirmière visiteuse. Marcelle, de son vrai nom Marcelline, était célibataire, âgée de trente-et-un ans et considérée comme une beauté en son genre (voir chapitre 18 Maman et chapitre 19 Vers une meilleure santé publique).
… et de la famille de celle-ci. Marcelle habitait à Black-Lake au sein du clan Côté, un clan soudé serré autour d’Alfred et de Julia, ses parents (voir chapitre 2 Chez mon grand-père maternel). On ne peut imaginer contraste plus frappant entre l’atmosphère hyper conviviale qui régnait chez les Côté et l’austérité de la vie chez Lizzie, dans la maison ancestrale de Charlesbourg. Urbain avait été séduit par les Côté et retrouvait le goût de vivre. Et il avait décidé que Marcelle serait la nouvelle femme de sa vie.
Urbain tarde à informer sa famille de la situation. Petit problème : mon futur père attendra le plus tard possible avant d’annoncer à la famille Bédard qu’il compte se remarier. En fait il les mettra devant le fait accompli, ou presque. Quelle fut leur réaction? Négative, c’est le moins qu’on puisse dire. Pourquoi avait-il agi ainsi? Par crainte d’un refus de la part de Lizzie, qui menait la famille d’une main de fer? Par peur de blesser ses enfants? Parce qu’il éprouvait de la honte de reléguer en quelque sorte Louisette au second plan? Un mélange de tout cela, sans doute.
Un mariage célébré discrètement à Québec. Il avait sans doute fait la connaissance de Marcelle au printemps ou à l’été 1945. C’est d’ailleurs à ce moment qu’il cessa de rédiger les carnets à l’intention de Charlotte et d’Andrée. Les choses ne traînèrent pas. Il épousait ma mère le 27 décembre 1945, non pas à Black-Lake, d’où Marcelle était originaire, ni à Charlesbourg mais plutôt à la chapelle de la Basilique de Québec. Le témoin d’Urbain fut son frère Lucien, notaire à Rivière-du-Loup. Mon grand-père Alfred Côté servit de témoin à ma mère. C’est oncle Lorenzo, frère d’Alfred, qui célébra le mariage. Ce fut, à bien des égards, un mariage intime, presque secret. Il n’y eut aucun faire-part de mariage de publié.
Ni photo ni réception de mariage. Je ne possède aucune photo du mariage, car il n’y en eut aucune de prise. Ce qui tranche avec la tradition chez les Côté, où de nombreux clichés attestent de la manière festive dont on célébrait les mariages des fils et filles d’Alfred et de Julia. Les nouveaux mariés passèrent leur nuit de noces à l’hôtel Clarendon, à Québec, presque devant le Citadel Cigare où ma mère quelques années plus tard m’emmènera régulièrement boire un chocolat chaud! (voir chapitre 27 La liberté de Marcelle). On peut penser qu’une fois la cérémonie célébrée et après un repas léger, les Côté regagnèrent Black-Lake et oncle Lucien, Rivière-du-Loup.
Il n’y eut pas, non plus, de repas de célébration chez ma grand-mère Lizzie. Ainsi, l’oncle Lorenzo Côté ne franchit jamais le pas de la porte de la maison de celle-ci. Les deux clans avaient raté leur seule chance de s’apprivoiser le moindrement.
Ferdinand Verret informé du remariage mais non invité. Ferdinand Verret, pourtant si proche des Bédard et d’Urbain (voir chapitre 74 Le Journal de Ferdinand Verret, un legs formidable) ne sera informé du remariage d’Urbain qu’à la toute dernière minute. Ce ne sont ni Lizzie ni Urbain qui lui feront part de l’événement, mais bien tante Élizabeth, qui est son employée au magasin général et à la poste : « Bonne nouvelle ce matin. Élizabeth m’apprend que son frère, Dr Urbain, doit convoler ce matin à 10.30 à la Basilique de Québec avec Marcelle Côté, garde-malade de Black-Lake, Lac Noir, Mégantic, 31 ans. Elizabeth me dit que c’est une femme de grande distinction. Urbain a 41 ans. Elle est venue hier soir voir sa nouvelle famille chez Mde Arthur Bédard où les enfants d’Urbain y étaient tous. » (Journal de Ferdinand Verret, 27 décembre 1945).
Ce qui donne fortement à penser que Lizzie ne souhaitait pas souligner l’événement avec laquelle elle était sans doute en désaccord. Assista-t-elle au remariage de son fils? On peut en douter.
Le quatuor rencontre Marcelle la veille du mariage! On notera également que, comme mes sœurs me le répétèrent à maintes reprises, les enfants firent la connaissance de leur nouvelle belle-mère la veille du remariage! Comment ne pas remarquer finalement qu’Élizabeth n’a pas pris congé pour assister à la cérémonie! Une journée comme les autres pour elle! On imagine l’atmosphère dans la maison ancestrale et le message que cela donnait aux enfants!
À l’époque, les remariages n’étaient pas bien vus. On se devait d’être discret. Mais à ce point? Ma mère entrait dans la famille Bédard par la porte d’en arrière. Quelle maladresse de la part de mon père… Il allait en payer lourdement le prix, s’aliénant la confiance et l’affection de ses enfants. Il en découlera une fracture qui ne se comblera jamais.
Urbain démonisé. Il semblerait également que ma grand-mère et mes tantes, bien que d’un naturel réservé, s’épanchèrent sur quelques épaules bienveillantes afin de démoniser Urbain. J’en ai pour preuve une lettre dactylographiée et adressée à ma sœur Andrée par sœur Sainte-Françoise-des-Anges, une religieuse du couvent du Bon-Pasteur de Charlesbourg, à l’occasion de l’anniversaire de la petite qui a eu onze ans quelques semaines auparavant. La lettre est datée du 24 mars 1947. Donc après le remariage de mon père. À toutes fins pratiques l’auteure de la lettre, qui connaît de toute évidence l’ensemble de la petite famille, rappelle d’une part à Andrée d’être une bonne petite fille obéissante pour le plaisir de son papa et de sa « nouvelle maman ». Puis ajoute : « Je m’en voudrais de ne pas saluer votre bonne tante et le cher papa que vous aimez tant… et qui vous aime si peu… »
Peut-on imaginer phrase plus assassine et malveillante? Je la considère hautement dérangeante compte-tenu des propos que cette religieuse tient au sujet de mon père. Des propos, me semble-t-il, qu’elle n’aurait pas osé tenir à une fillette de onze ans sans avoir la certitude que la famille Bédard les endossait.
Ultime réflexion. Constat irrévocable : pour les Bédard, mon père n’avait eu qu’une femme : Louisette, cette icône tant admirée et regrettée. Quelle sera alors la place de la petite Édith, née d’une union non souhaitée chez les Bédard et qui verra bientôt le jour, dans cet univers hostile? Cette place, je l’ai longtemps cherchée… Ce n’est que plus tard dans mon cheminement scolaire, quand j’ai suivi mes premiers cours de biologie et de botanique, et où nous abordions les sujets de l’hérédité, de la génétique, des cellules, des gamètes et des chromosomes, que j’ai réalisé que pas une goutte du sang de Louisette ne coulait dans mes veines. Que je n’appartenais pas à son arbre. Pourtant, au plan des sentiments, je ressens une filiation à son égard. Et une admiration réelle à l’égard de ce qu’elle fut et de ce qu’elle sut inspirer. J’aurais aimé faire partie de son clan. La généalogie ne porte pas que sur les liens du sang. Elle comporte une autre quête : celle du sens.
Mais si Louisette n’était pas morte, je ne serais jamais née. Cela me donne à réfléchir.