Comme on l’a expliqué dans les chapitres précédents, Louisette Desjardins, première femme d’Urbain, mon futur père, est décédée le 19 septembre 1943 des suites d’un cancer particulièrement douloureux (voir chapitre 170 La mort de Louisette). Tant Urbain que les quatre enfants du couple avaient été particulièrement marqués par la disparition de cette femme chaleureuse et aimée de tous. Comment vécurent-ils ce deuil? Difficilement et douloureusement, surtout les quatre enfants. Car en plus d’avoir souffert de la disparition de leur mère, c’est à la vie de famille entre un papa et une maman qu’ils durent renoncer.
La fin des Livres de bébé… À partir de la disparition de Louisette, aucune autre entrée de la main d’Urbain dans les Livres de bébé. Et pour cause : Urbain en a utilisé les dernières pages pour y rédiger un long texte à la mémoire de Louisette et y coller également les articles parus dans les journaux sur son décès. Il n’y a plus de place pour y insérer quoi que ce soit d’autre! Drôle de façon de boucler le récit de la petite enfance que de terminer sur des funérailles et des notices nécrologiques…
… remplacés par des carnets. Alors Urbain se rabat sur des carnets dans lesquels il consigne consciencieusement les événements de l’enfance du « quatuor », comme il appelle ses quatre enfants: leur croissance, leurs maladies, leurs résultats scolaires, etc. Il en rédigera un pour chacun d’entre eux. Andrée fait référence à « son » carnet dans une lettre adressée à Charlotte le 16 janvier 1977, indiquant qu’elle n’a pas encore réussi à le lire au complet. Et pour cause : Urbain a une écriture fort difficile à déchiffrer! Un vrai médecin, quoi!
Charlotte n’est pas heureuse et l’exprime fortement. Je n’ai retrouvé que le carnet consacré à Charlotte, qui porte sur la période allant de janvier 1943 à février 1945. L’aînée des quatre enfants a onze ans au moment du décès de Louisette. Elle vit un début d’adolescence tumultueux et déteste plus que tout l’internat chez les religieuses du Bon Pasteur à Charlesbourg, où elle est inscrite depuis septembre 1943 en compagnie de Michelle et d’Andrée. Elle ne se gêne pas pour le faire savoir : « 23 janvier- Au parloir- Ça va mal! Charlotte n’aime pas la musique, dit s’ennuyer affreusement de la maison et, sur un signe, laisserait tout ça! »
De plus comme Charlotte tient tête aux religieuses et refuse d’étudier les matières qu’elle n’aime pas, il lui arrive de se voir couper ses droits de sortie, contrairement à Michelle et à Andrée qui, elles, peuvent alors rendre visite à leur grand-mère ou partir avec Urbain en ballade en auto. Qui plus est, Charlotte est également affligée d’une myopie sévère et doit porter des lunettes qui ressemblent à des loupes. Elle abhorre cela!
Le quatuor installé à demeure chez Lizzie. Depuis la fin de l’été 1943 les quatre enfants ont été pris en charge de façon permanente par leur grand-mère Lizzie, à Charlesbourg, puisqu’il était devenu trop compliqué pour mon père de conserver un domicile à Shawinigan, étant donné ses allers-retours fréquents à Québec afin de rendre visite à Louisette, si souvent hospitalisée (voir chapitre 167 Urbain sollicité sur tous les fronts).
Les trois fillettes sont, depuis septembre 1943, inscrites comme internes au Couvent du Bon-Pasteur de Charlesbourg. Mais elles passent chaque fin de semaine et les vacances chez leur grand-mère où Urbain vient les rejoindre. Papa n’omet pas de narrer dans le carnet de Charlotte les ballades qu’il fait en auto avec son « quatuor ». On se rend à l’Île d’Orléans, berceau des Gosselin, au cimetière de Cap-Santé, où on se recueille sur la tombe de François-Régis Gosselin et de Mary-Ann O’Neill, les grands-parents maternels d’Urbain. Parfois on se rend au zoo de Charlesbourg ou au port de Québec. Mais, une fois le week-end terminé, papa repart pour Shawinigan puis pour Thetford-Mines où il a été nommé directeur de l’Unité sanitaire, à une date que je n’ai pu déterminer avec certitude. Il continue de prendre des photos.
Affection doublée d’austérité. Les enfants en veulent à Urbain de les abandonner ainsi à leur sort même si Lizzie et tantes Élizabeth et Thérèse déploient de nombreux efforts pour leur offrir un cadre de vie acceptable. Mes demi-sœurs me parleront fréquemment, quand j’étais enfant, du climat austère qui régnait chez Lizzie. Papa note dans le carnet de Charlotte que pour la première fois en trois ans, fin décembre 1944, un arbre de Noël est dressé dans la maison ancestrale. Comme si on avait finalement convenu que le deuil de la disparition de Louisette était terminé.
Même si leur grand-mère et leurs tantes leur témoignent de l’affection et se montrent attentives à leurs besoins, les trois fillettes souffrent des conditions d’hygiène trop spartiates (pas d’eau chaude, pas de salle de bain digne de ce nom, pas de chauffage central) qui règnent chez Lizzie et du peu de moyens financiers dont dispose leur grand-mère.
Il semblerait qu’Urbain ne se soit pas montré particulièrement généreux au plan financier selon les dires de Charlotte, des années plus tard. Elle lui reprochera de s’être payé du bon temps alors que les enfants vivaient assez pauvrement chez Lizzie. Bien sûr tante Élizabeth travaille à la poste et ramène son maigre salaire qu’elle verse intégralement à Lizzie. Il faut quand même nourrir ces enfants, les vêtir, surtout en hiver. Charlotte et Michelle sont en plein poussée de croissance. Urbain note dans le carnet de Charlotte que Michelle pèse même douze livres de plus que Charlotte!
Une grand-mère attentive et affectueuse. Lizzie déborde d’affection à l’égard de ses chers petits-enfants. Dans une lettre, datée du 26 juillet 1945 et adressée aux trois fillettes qui séjournent à Rivière-du-Loup, chez oncle Lucien et tante Françoise, elle s’informe de la santé de l’une et de l’autre, d’une façon qui montre qu’elle connaît individuellement chacune. Et les remercie de lui avoir offert une très belle paire de gants pour son anniversaire, car elle vient tout juste d’avoir soixante-dix ans. Jean, le plus jeune, est quant à lui resté à Charlesbourg avec elle. Elle revient sur le fait qu’il a été passablement déçu de ne pas avoir reçu de lettres de ses sœurs à l’occasion de son anniversaire, qui tombait le dix-huit juillet. Il a boudé et n’a pas voulu accompagner sa tante Thérèse en ville. Des détails qui n’échappent pas à une grand-maman attentive au bien-être et au bonheur de ses petits chéris.
Lettre d’Urbain aux fillettes. Deux jours plus tôt Urbain avait lui aussi écrit aux trois fillettes. Il revient tout comme Mathilde sur la déception de Jean, qui n’est pas passée inaperçue! Il commente également le périple des petites dans l’auto d’oncle Lucien, venu les chercher à Charlesbourg : « On m’a dit que vous aviez force bagage au départ et qu’avec un peu de fantaisie on aurait pris l’auto de l’oncle pour l’arche de Noé! » Il formule les recommandations d’usage aux enfants : « Je suis content et bien heureux pour vous de la gentillesse de l’oncle Lucien et de la tante Françoise. Saluez-les bien pour moi. »
Urbain de nouveau célibataire? On sent qu’Urbain tient la forme. La lettre a été mise à la poste à Thetford-Mines où il travaille dorénavant. Il a déjà fait la connaissance de ma mère, Marcelle. Il se sent revivre, mais ne le mentionne pas. Il est engagé dans une relation sérieuse avec elle, comme en témoignent les nombreuses photos estivales qu’il a prises de sa nouvelle flamme. Il a sûrement déjà fait la connaissance du clan Côté, il est vraisemblablement sous le charme de leur simplicité et de leur spontanéité, il se sent à l’aise avec eux, décontracté. Les effusions dramatiques, très peu pour les Côté! Alors il se détend, se laisse aller. Nul besoin avec eux d’être constamment en représentation, comme pour sans cesse se montrer à la hauteur de la situation! Il s’est remis de son deuil et regarde l’avenir avec optimisme. Il se dépose, enfin. Il est de nouveau amoureux et cela se sent! (voir chapitre 19 Vers une meilleure santé publique et chapitre 22 Marcelle, qui s’y frotte s’y pique!).
Seul problème, et de taille : ni sa mère ni les enfants n’ont été informés du changement majeur qui s’est opéré dans sa vie. Une omission lourde de conséquences…