On a expliqué brièvement au chapitre 166 Louisette va nous quitter combien le cancer mortel dont souffrait Louisette Desjardins, la première femme de mon père, créa une onde de choc au sein de la famille Bédard. Comment mon futur père, Urbain, vécut-il ce drame? Il n’eut d’autre choix que de se déployer sur divers fronts à la fois : d’une part, s’acquitter de ses tâches professionnelles comme directeur de l’Unité sanitaire de Shawinigan, où il venait d’être nommé après avoir dirigé l’Unité sanitaire d’Amqui. D’autre part, accompagner sa femme dans son combat contre la maladie. Et surtout, être présent pour ses quatre jeunes enfants : Charlotte, Michelle, Andrée et Jean-Hughes, dont l’âge s’échelonne alors de huit ans à deux ans à peine.
La correspondance qu’il échangeait avec Louisette a été égarée. Mais plusieurs des nombreuses lettres qu’il adressera à ses enfants ont été conservées. Elles révèlent un père attentif qui comprend le désarroi de ses enfants. Il est débordé et essaye de tenir le coup mais sans jamais se plaindre.
Difficile conciliation travail-famille. Début 1940 Louisette est hospitalisée, une première fois. Elle fera à partir de ce moment de nombreux séjours à l’Hôtel-Dieu de Québec ou à l’Hôpital-du-Saint-Sacrement et ce, jusqu’à son décès en 1943. Cela tombe plutôt mal car Urbain est très sollicité par ses responsabilités professionnelles. Les Unités sanitaires sont en pleine expansion car c’est sur elles que repose la nouvelle stratégie gouvernementale en matière de santé publique. De 3 Unités en 1926 leur nombre est passé à 23 en 1930 et à 49 en 1941. Urbain est directeur de l’Unité sanitaire de Shawinigan depuis le 24 août 1938, en remplacement d’un certain docteur Bossinotte. Il faut organiser des cliniques de vaccination, structurer le travail des infirmières visiteuses, œuvrer à éduquer et à sensibiliser les familles à l’importance de la prévention et des bonnes habitudes d’hygiène (voir chapitre 19 Vers une meilleures santé publique et chapitre 20 Papa, médecin).
Urbain ne ralentit pas la cadence, bien au contraire. On attend des médecins un leadership fort. On les invite à s’impliquer dans leur communauté. Mon père a bien compris le message. Les contrôles administratifs sont par ailleurs serrés. Il faut constamment en déférer au ministère de la Santé à Québec pour la moindre acquisition, la moindre interprétation limite du règlement, comme en font foi les nombreuses notes qu’Urbain adresse à son supérieur, le docteur Jean Grégoire, sous-ministre de la Santé, et que l’on peut consulter aux Archives nationales du Québec. Ce dernier se montre par ailleurs en général réceptif aux requêtes de mon père.
J’ai également retrouvé dans les papiers de mon père le texte d’une conférence qu’il avait prononcée sur l’examen médical préscolaire. Un texte sérieux où il aborde les nombreux problèmes auxquels peut être confronté un enfant. « Les reconnaître, c’est le devoir du médecin; les comprendre, c’est celui des parents » (L’examen médical préscolaire, Unité Sanitaire de Saint-Maurice, Shawinigan Falls, sans date, p. 6).
Des allers-retours continus entre Shawinigan et Québec. Pendant les périodes d’hospitalisation de Louisette, Urbain multiplie les allers-retours entre le domicile du couple, à Shawinigan, où il vit avec les quatre enfants, et Québec afin de rendre visite à Louisette. Il a dû embaucher une gardienne en permanence à la maison, une dénommée Hélène.
Puis au printemps 1941, Louisette est de nouveau hospitalisée à Québec. Lucien, frère d’Urbain, ainsi que sa femme Françoise accueillent Charlotte et Andrée à Rivière-du-Loup pendant tout l’été, comme nous l’indique Louisette dans la dernière annotation de sa main dans le Livre de bébé de Charlotte. Où sont Michelle et Jean-Hughes? Sans doute à Shawinigan, sous les bons soins d’une certaine Marie-Paule qui a remplacé Hélène, jugée trop libertine, comme on le verra au Chapitre 169 consacré aux lettres que les enfants écriront à leur mère hospitalisée.
Une accalmie de courte durée. L’automne 1941 semble placé sous le sceau de l’accalmie. Urbain prend des photos de la petite famille à nouveau réunie. Heureusement pour les Bédard car Joseph-Arthur, mari de Lizzie et père d’Urbain, est décédé à Charlesbourg le 27 octobre d’un cancer de la gorge. Louisette est de retour à la maison à Shawinigan auprès de son mari et des enfants. D’ailleurs Ferdinand Verret et sa femme, Lucie, adressent à la petite famille leurs meilleurs vœux à l’occasion de Noël et du Nouvel An : « À Jean, à Andrée, à Michelle, à Charlotte, à la douce maman, au gentil papa / Nos souhaits de bonne et heureuse année / Nous prions le Seigneur de répandre sur vous ses bénédictions / Lucie et Ferdinand, 29 décembre 41 »
1942 et 1943 des années charnières. Papa continue malgré tout de consigner dans les Livres de bébé les événements significatifs de la vie des enfants. Notamment leur cheminement scolaire et leurs maladies d’enfants. Ainsi, comme il l’indique, Andrée fait ses débuts scolaires en septembre 1942 à l’école primaire de Shawinigan où Charlotte et Michelle l’ont sans doute déjà précédée. Malheureusement, en novembre 1942, Louisette doit être de nouveau hospitalisée. Elle ressort pendant une courte période au cours de laquelle la famille passe Noël 1942 et le Jour de l’an 1943 chez Lizzie, à Charlesbourg.
Le 16 janvier 1943 Louisette est hospitalisée, cette fois de façon définitive. La vie de famille à Shawinigan est désormais chose du passé. À partir de ce moment, les enfants seront pris en charge par la famille Bédard. Le lendemain, soit le 17 janvier 1943, Charlotte et Andrée partent pour Rivière-du-Loup chez oncle Lucien et tante Françoise. Elles y passeront tout le semestre afin d’y poursuivre leurs études. Elles n’apprécient pas vraiment tante Françoise, qu’elles jugent trop autoritaire. Mais aiment beaucoup leur cousine, Marie-France, qui a l’âge de Charlotte, et leur cousin Hubert, encore tout jeune. Leur mère leur manque terriblement. Michelle et Jean-Hughes ont été confiés, quant à eux, à leur grand-mère, Lizzie, qui leur témoigne beaucoup d’affection. Et qui les conduit fréquemment au chevet de leur maman, Louisette. Mais pour Charlotte, Michelle, Andrée et Jean-Hughes, il s’agit d’une brisure : leur maman hospitalisée, leur papa constamment sur la route et le « clan » des quatre enfants disloqué.
Un papa sollicité de toutes parts. Urbain est débordé, à l’évidence. Après tout, il a quatre enfants à charge, une femme très malade, un métier prenant. Cela fait beaucoup sur les épaules d’un seul homme! Les nombreuses lettres qu’il adresse à Charlotte et à Andrée le reflètent bien.
Le 10 mai 1943 Andrée est opérée d’urgence pour une appendicite et un début d’abcès. Papa se précipite et assiste à l’opération. Le chirurgien est un ami d’oncle Lucien, le docteur Couturier, et dont Lucien deviendra l’organisateur politique lors des élections de 1960. Mais Urbain doit rentrer à Québec. Andrée a beaucoup de chagrin. Elle ne comprend pas que son papa ne soit pas resté auprès d’elle. Papa lui écrit, quelques jours plus tard. On sent, dans sa lettre, son déchirement de n’avoir pu demeurer plus longtemps auprès d’Andrée, qui n’a que sept ans.
En juin 1943, au terme de leur année scolaire, Charlotte et Andrée rejoignent Michelle et Jean chez Lizzie à Charlesbourg et n’en repartiront pas. Et même si la vie de famille à Shawinigan est chose du passé, au moins les quatre enfants sont-ils de nouveau réunis. Leur papa continue de prendre des photos des enfants, dont la mine grave reflète bien le sentiment que tous ressentent dans la famille : Louisette va nous quitter.
Mais que ressent Louisette, la principale intéressée au cours de ces années?