Des grossesses difficiles? Les deux premières grossesses de Louisette furent-elles difficiles et à risque? Cela fut sans doute le cas puisque les accouchements des deux premiers enfants du couple (Charlotte en 1932 et Michelle en 1934) se déroulèrent à l’Hôpital-du-Saint-Sacrement, à Québec, et non à Amqui, où le couple habitait et où mon père dirigeait l’Unité sanitaire. Louisette avait trente-trois ans, ce qui était considéré comme tardif à l’époque pour accoucher d’un premier enfant. Fut-elle, par précaution, hospitalisée quelques jours, voire quelques semaines avant la naissance? Ce pourrait être le cas, d’autant qu’Urbain était absent lors de la naissance de Charlotte. Il reçut un télégramme de son frère, Jean-David, lui annonçant l’heureux événement. Le télégramme se lit ainsi : « Une fille née midi moins un quart. Mère et enfant très bien. Lettre demain ». Il est adressé à mon père, Urbain, et a été expédié à une heure quarante-trois de l’après-midi, le 30 août 1932. Les ordinateurs n’existaient pas, les téléphones intelligents non plus et même le simple téléphone était peu répandu! On se rabattait sur les télégrammes et les lettres… Une autre époque.
De plus il s’écoulera onze jours entre la naissance de Charlotte (le 30 août) et sa sortie de l’hôpital (le 10 septembre). L’enfant sera baptisée, à l’hôpital même, le 4 septembre. Elle n’était sûrement pas prématurée puisqu’elle pesait huit livres à la naissance. Alors, que se passa-t-il réellement? Mystère. Michèle, deuxième enfant du couple, naîtra elle aussi à l’Hôpital-du-Saint-Sacrement, à Québec.
La famille Bédard conquise par l’arrivée de Charlotte. Charlotte-Marie-Mathilde, née le 30 août 1932, aura été le premier petit enfant à naître au sein de la famille élargie de Joseph-Arthur et de Lizzie, mes grands-parents paternels. Ils sont d’ailleurs le parrain et la marraine de la nouvelle venue. Elle sera suivie de Michelle, Andrée et Jean-Hughes, sans compter les enfants que les deux frères de mon père, Lucien et David, auront, assez rapidement d’ailleurs. Mais l’arrivée de Charlotte créera un engouement non dissimulé autant chez les oncles et tantes que chez les grands-parents.
Les cadeaux affluent, ainsi que les visiteurs. Oncle Lucien, frère d’Urbain, y va même d’un poème dédié à la petite, qu’il semble voir comme un prolongement de lui-même. Poème qu’il intitulera affectueusement : Lucienne. Le texte n’a rien de transcendant, bien au contraire. Mais le geste est touchant et le manuscrit en a été précieusement conservé. Quelques semaines après sa naissance, alors que la petite famille a regagné Amqui, Charlotte reçoit son premier colis, expédié par sa grand-mère paternelle, Mathilde. Là encore, on a précieusement découpé et conservé le nom et l’adresse de la destinataire inscrits sur le paquet.
Chaque enfant aura son Livre de bébé. Louisette et Urbain semblent heureux et comblés. Quatre enfants en six ans! Ils remplissent consciencieusement pour chacun d’eux un Livre de bébé. J’ai sous les yeux celui de Charlotte et d’Andrée. Celui de Charlotte, particulièrement étoffé sans doute parce qu’elle était l’aînée et que ses parents avaient davantage de temps à lui consacrer, est un modèle en son genre.
Annoté, commenté abondamment par mon père, dont je reconnais l’écriture, mais également par Louisette. On sent l’amour partagé, la complicité. Tout y est consigné : l’heure exacte de la naissance, le nom du médecin accoucheur et celui des infirmières, la date du baptême et le nom du parrain et de la marraine, même celui de la porteuse. La liste des visiteurs au chevet de la maman encore alitée et la déclinaison des cadeaux reçus. La date d’apparition de la première dent, les mèches de cheveux découpées à des moments donnés et collées. Les dates des vaccinations et le relevé des maladies infantiles contractées (coqueluche, oreillons rougeole, scarlatine) avec, là encore, mention du mois et de l’année de leur apparition. Aucune étape n’est omise dans cet itinéraire affectueux de la petite enfance. Le premier Noël de Charlotte, se passe chez ses grands-parents Bédard à Charlesbourg, à qui l’on rendait souvent visite à en juger par la nomenclature des nombreux séjours que la petite famille y fera au cours de ces années.
Charlotte, particulièrement précoce et douée. Les premiers mots prononcés par Charlotte sont notés : « papa », « maman », « non », « minou » à onze mois. Mais surtout : « Ttu », dès l’âge de neuf mois, pour désigner le chien des grands-parents Bédard, qui se prénommait « Turc »! Papa relève également fièrement les premières manifestations d’indépendance de Charlotte. Il raconte ainsi comment, à peine âgée de quatre ans, elle s’était rendue seule à la banque et avait réclamé de l’argent à la caissière! Et comment elle réapparut à la maison avec du chocolat et des bonbons!
Puis on indique que Charlotte a commencé l’école en septembre 1938 et qu’elle sait déjà lire couramment « grâce aux cours privés de p’tite maman durant l’hiver 1937-38 ». C’est ensuite cette dernière qui note les noms de ses institutrices pour 1940, 1941 et 1942, mesdemoiselles Lafontaine, Rinfret et Lefebvre. Charlotte excelle à l’école. On nous la décrit comme studieuse. Une première de classe. Dans la meilleure tradition Bédard-Gosselin. Combien ses grands-parents paternels devaient être fiers d’elle!
Louisette, pieuse et croyante. Louisette était profondément croyante, comme on l’avait constaté dans son Cahier de notes de l’École ménagère de Saint-Pascal-de-Kamouraska (voir chapitre 161 Louisette Desjardins une jeune fille studieuse). Il semble qu’elle ait voulu transmettre cette piété à ses enfants. P’tite maman, comme l’appelle Urbain, a rédigé une courte prière à l’intention de Charlotte, dans son Livre de bébé, à la page désignée comme « Our Baby’s Prayer » : « Le signe de croix / Mon petit Jésus je vous aime de tout mon cœur / Protégez papa, maman, la petite Charlotte, la petite Michelle / Bonsoir mon petit Jésus / Le signe de la croix »
Celui qui allait devenir un jour mon père partageait-il la ferveur religieuse de sa première femme? Il semblerait que oui. La chose m’interpelle car les propos qu’il tiendra devant moi, des années plus tard, iront dans une direction complètement opposée. Il déclarera même douter de l’existence de Dieu, provoquant d’ailleurs l’ire de ma propre mère, Marcelle, sa deuxième femme. Peut-être le bonheur qu’il ressentait avec Louisette et leurs quatre enfants lui semblait-il la manifestation de l’existence même d’un être suprême. Je découvre ainsi un autre homme : un père heureux et détendu, bien différent de celui qui deviendra plus tard mon père à moi. J’ai donc l’impression de voler des trésors à un passé qui ne m’appartient pas.