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160 – Mon père avait deux femmes

16001Mon père, marié deux fois. Quand mon père épousa ma mère, Marcelle, en décembre 1945, il était veuf depuis octobre 1943 de sa première femme, Louisette Desjardins. Louisette avait été le grand amour de mon père et elle le demeura jusqu’à sa mort, à lui. Tout la famille Bédard le savait, et même ma mère, qui finit par le réaliser et que cela heurtait profondément au fur et à mesure que son mariage avec mon père piquait du nez. D’ailleurs mon père précisa dans son testament qu’il souhaitait être inhumé près de Louisette. Sa volonté fut respectée.

Louisette, occultée mais combien présente. Louisette avait été complètement occultée de notre existence par ma mère. Jamais son nom n’était mentionné. Le passé antérieur était frappé d’interdit. Jamais ni mon père ni mes sœurs et leur frère ne mentionnaient devant ma mère et devant moi quoi que ce soit de leur vie précédente. Ni des maisons et des villes où ils avaient habité, ni des voyages qu’ils auraient pu faire. Pas un mot sur la naissance des enfants, ni sur la date de l’anniversaire de naissance ou de décès de Louisette, pas plus que de sa maladie et du cimetière où elle était enterrée.

La chambre des souvenirs. Un fantôme hantait cependant notre maison. Il logeait dans la chambre de mes sœurs. Or pour y entrer, je devais y avoir été préalablement invitée! C’était leur domaine protégé. Comme tous les jeunes de leur âge, elles voulaient leur intimité. Mais en outre cette pièce réunissait des meubles qui provenaient directement de leur mère, Louisette. Une petite bibliothèque dans laquelle leur mère, qui était écrivain et avait remporté un certain succès, dont le prix Casgrain, rangeait des livres. De même qu’une commode avec des tiroirs très profonds et un large miroir. Leur maman, du temps où elle était vivante, y rangeait vraisemblablement ses vêtements et ses sous-vêtements. Une sorte de sanctuaire de son intimité et de sa vie privée avec mon père. Le tout était ambigu. Comme si mon père avait été bigame. D’un côté du corridor, la chambre qu’il partageait avec ma mère. Et à l’autre extrémité, mais pas si loin, les vestiges de sa vie de couple avec sa première femme.

Je savais que mes sœurs conservaient dans un placard de leur chambre une boîte remplie de photos de famille et de lettres. De leur famille, avant moi et sans moi. Parfois Andrée, que j’appelais Andine, consentait à m’en montrer quelques-unes. Des photos de leur mère, une très belle jeune femme au regard à la fois intelligent et doux. Mais surtout des photos de personnes qui étaient de parfaits inconnus pour moi mais que, elle, elle connaissait.

Un profond déchirement. L’omerta décrétée par ma mère me dérangeait car, n’en déplaise à celle-ci, Louisette était la mère de Charlotte, Michèle, Andrée et Jean, que je considérais comme membres à part entière de ma fratrie. En même temps j’éprouvais le sentiment d’être exclue d’un univers auquel je n’appartiendrais jamais : avais-je une place, moi, au sein de cette famille qui, paradoxalement, n’était pas la mienne mais qui me fascinait?

Laquelle de ses femmes papa choisirait-il pour la vie éternelle? Et qu’adviendrait-il d’Édith l’orpheline? Ce qu’on nous enseignait à l’école au sujet de la vie éternelle me remuait profondément et m’interpellait au sujet du statut des deux femmes de mon père.

Une place non négligeable de l’enseignement était consacrée à la fin du monde et à ce qui surviendrait ensuite. On nous expliquait que des signes avant-coureurs et très perturbateurs de la fin du monde, annoncés d’ailleurs dans l’Apocalypse, ne manqueraient pas de survenir. On nous mettait en garde contre l’Antéchrist, créature démone qui viendrait sur terre tenir un discours contraire à celui du Christ, mais extrêmement séducteur. Comme on était en pleine guerre froide avec l’URSS, on nous incitait à imaginer un Antéchrist russe, communiste. Un jour où nous étions en classe, chez les Ursulines, un avion était passé au-dessus du monastère à assez basse altitude. «  Qui sait, avait expliqué la religieuse », peut-être est-ce déjà le début de la fin du monde? » tout en levant la tête vers le plafond, d’un air inquiet.

Dans ce scénario de fin du monde, un élément plus que tous les autres suscitait beaucoup d’inquiétude chez moi. On nous expliquait que Dieu triompherait ultimement de l’Antéchrist et que dans ce nouvel univers les morts sortiraient de leurs tombes! Toutes les familles, c’est-à-dire autant les générations passées que les familles actuelles, se trouveraient réunies de nouveau. Le début, nous expliquait-on, du règne de l’amour en cette immortalité infinie. On n’aurait jamais songé à préciser que ces scénarios catastrophe étaient des allégories dont il aurait fallu retenir davantage le caractère symbolique que leur véracité. Et qu’est-ce que des enfants pouvaient y comprendre?

Or j’appartenais à un arbre qui comportait en quelque sorte deux têtes! Mon inquiétude prenait sa source dans la question fondamentale suivante : puisque mon père avait deux femmes, l’actuelle et la décédée, laquelle choisirait-il lorsque surviendrait la fin du monde et qu’il lui faudrait faire un choix pour vivre éternellement dans le bonheur? Il me semblait qu’il choisirait Louisette plutôt que ma mère, Marcelle. Le scénario sur mesure conçu pour la famille catholique typique n’incluait aucun accommodement raisonnable en ce qui concernait notre réalité familiale! Au Québec, alors, on ne divorçait pas, on ne se séparait pas! Ma famille ne correspondait pas au modèle usuel. Elle était atypique. On était à des années lumières de la famille reconstituée d’aujourd’hui!

Les religieuses étaient à mille lieues de se douter de l’émoi que leurs propos suscitaient chez moi. Personne parmi mes compagnes de classe ne vivait la situation qui était la mienne. Notre famille était non conforme. J’échangeais beaucoup avec mon père sur de multiples sujets. Mais cette question, qui me hantait, je ne pouvais pas l’aborder avec lui. Encore moins avec ma mère. La question était taboue. Alors ce grand secret, je le gardais pour moi. Et puis, si d’aventure, avant même la fin du monde, je perdais mes parents, qu’adviendrait-il de moi? Tante Michelle et oncle Tonio (voir chapitre 14 Les étés à Black-Lake) accepteraient-ils de me prendre à leur charge, malgré leur famille déjà nombreuse? Ce ne seraient certes pas ma grand-mère paternelle, Mathilde dite Lizzie, ni mes deux tantes, Élizabeth et Thérèse, qui m’accueilleraient! Étais-je condamnée à devenir une orpheline pour l’éternité?

Accepter le passé. Mon père ne se remit jamais de la perte de Louisette, une femme vibrante, généreuse, amoureuse et tendre. Tout à l’opposé de ma mère, Marcelle, qui ne sut jamais vraiment se départir de sa réserve et d’une froideur qui contrastaient tellement avec la chaleur de Louisette. La mort de Louisette fut une perte incommensurable pour lui et pour leurs quatre enfants, qu’elle chérissait : Charlotte, Michèle, Andrée et Jean. Et tout autant pour la famille Bédard, qui ne cacha pas sa préférence pour l’épouse décédée sur la « nouvelle ». C’est ce qui explique en grande partie le peu d’empathie de ma grand-mère Mathilde à l’égard de ma mère et, par voie de conséquence, à mon égard.

Des évidences difficiles à admettre, surtout pour celle qui les met sur papier. Mais qui font partie du processus de réconciliation avec le passé. Je n’ai pu m’empêcher de remonter le fil du temps afin de comprendre ce que mon père et Louisette avaient vécu d’intense et de beau. À suivre.

161 - Louisette Desjardins, une jeune fille studieuse

 

 

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