Mary-Ann décède le 3 janvier 1909. Mary-Ann O’Neill, mon arrière-grand-mère, décédera à Charlesbourg le 3 janvier 1909. Elle avait soixante-seize ans ce qui, pour l’époque, était tout de même appréciable. De quoi mourut-elle? Nul ne le mentionna jamais devant moi dans la famille.
J’ignore également si elle eut droit à des funérailles dans l’église du village de Charlesbourg. Impossible de le déterminer puisque le curé Gosselin ne daigna souffler mot du décès de sa belle-sœur dans les Éphémérides du Bulletin paroissial de Charlesbourg dont il était le rédacteur. Elle vivait pourtant sous son toit depuis plus de vingt ans! Il se contenta d’indiquer ceci, pour la période qui nous intéresse : « 4 janvier. Le curé se rend à Cap-Santé pour l’ordination de M. Valère Pouliot. » (David Gosselin, Bulletin paroissial de Charlesbourg, Société historique de Charlesbourg, 1989, 426 pages, p. 114).
Inhumation au cimetière de Cap-Santé. David Gosselin se rendit effectivement à Cap-Santé, mais pas seulement pour assister à l’ordination d’un prêtre. Il y officia lors de l’inhumation de sa belle-sœur, le 5 janvier. Son nom, ainsi que le fait qu’il est curé de Charlesbourg, est mentionné noir sur blanc dans l’acte d’inhumation. Une intention dont le sens m’échappe. Tortionnaire jusqu’au bout, ou quoi?
Transport de la dépouille de Charlesbourg à Cap-Santé. Il faut avoir vécu au Québec pendant les froids arctiques de janvier, les jours les plus froids de l’année, pour comprendre ce que le transport de la dépouille de Mary-Ann, en corbillard tiré par des chevaux, de Charlesbourg à Cap-Santé, dut avoir de périlleux. On devait d’abord emprunter la Première Avenue qui menait de Charlesbourg à la rivière Saint-Charles, en passant par la route du Gros Pin. Puis on empruntait le Chemin du Roi, qui menait jusqu’à Cap-Santé, en sillonnant le long du fleuve de village en village. Environ cinquante-cinq kilomètres à parcourir, en rase campagne. À l’époque, pas de déneigeuses motorisées, pas de service de voirie. Chaque cultivateur ou propriétaire d’un lopin de terre devait obligatoirement dégager lui-même la portion du chemin qui passait devant chez lui.
Les funérailles se déroulèrent dans l’église de Cap-Santé, près du presbytère où Mary-Ann et François-Régis avaient vécu de nombreuses années, à quelques centaines de mètres de la maison de leur gendre, Henri-Quetton de Saint-Georges. On entreposait les corps des morts décédés en hiver dans la crypte du cimetière en attendant le printemps et le dégel. C’est sans doute ce qui arriva avec la dépouille de Mary-Ann.
Qui fut présent à l’inhumation? Le nom de François-Régis, le mari de Mary-Ann, n’apparaît pas sur l’acte d’inhumation. S’il avait été présent, son nom aurait été certainement mentionné. Il sera demeuré à Charlesbourg, au presbytère ou chez sa fille Lizzie, accablé par le chagrin ou tellement diminué par la dépression et la mélancolie qu’il ne se déplaçait plus. Joseph-Arthur, le mari de Lizzie, accompagna la dépouille de sa belle-mère jusqu’à Cap-Santé puisque son nom figure parmi les signataires de l’acte d’inhumation, tout comme le notaire Henri-Quetton de Saint-Georges, mari d’Éva. Ce dernier n’eut pas à se déplacer puisqu’il habitait Cap-Santé.
Lizzie, ma grand-mère, ne fut certainement pas du voyage : elle avait déjà six enfants : Élizabeth, née en 1902, mon père (1904), Lucien (1905), Thérèse (1906) Jean-Paul et David (1907). Et était enceinte d’un septième, Cléophas-Robert, qui naîtra en juin 1909 mais ne vivra que six jours.
Qu’en fut-il d’Ida et de son mari, Louis-Joseph Savard? Ils ne furent sans doute pas en mesure de faire le trajet de Chicoutimi jusqu’à Cap-Santé. Et aucun des trois fils du couple ne fut présent. William était interné à l’asile de Beauport, Adolphe-Joseph et Edwin avaient émigré aux États-Unis. Aucun membre des familles Dorion, Cannon et Cary n’étaient présents. Qui sont les autres personnes dont les noms sont mentionnés? Des gens du village.
Aucune mention de Mary-Ann dans le Journal de Ferdinand Verret. Ferdinand Verret a tenu son Journal de l’adolescence jusqu’à sa mort, en 1945. Quatre mille pages de textes conservés aux Archives nationales du Québec (voir chapitre 74 Un legs formidable). Il y a décrit avec force détails la vie du village de Charlesbourg mais également celle des membres de la famille Bédard. Il avait épousé Lucie, la sœur de Joseph-Arthur, mari de Lizzie. Et il était très attaché à Lizzie. Or on ne trouve nulle mention de Mary-Ann dans son Journal. Pourquoi? Parce que ses carnets pour les années 1889 à 1912 ont été égarés. Nous ne saurons jamais ce qu’il avait écrit sur la mère de Lizzie et quels étaient ses relations avec elle. Dommage… lui seul aurait pu éclairer notre lanterne…
Ultime souhait. Je me laisse aller à imaginer qu’avec les années Mary-Ann aura pris ses aises, si on peut dire, dans ce village de Charlesbourg dont tous les habitants se connaissaient et où les Bédard résidaient depuis des générations. Qu’elle aura croisé Alphonse, Cléophas, Éphraïm, François-Joseph, Mélanie, Lucie, Elzéar, les frères et sœurs de son gendre, Joseph-Arthur. Et même Georges Milo, le musicien (voir chapitre 83 Georges Milo, de la Bretagne à Charlesbourg)! Je n’imagine pas que le fait que la belle-mère d’Arthur ait passé son enfance aux États-Unis ait pu déranger les parents par alliance de sa fille, dont au moins deux, notamment Alphonse, avaient vécu de l’autre côté de la frontière. Mais sait-on jamais…
J’aime à imaginer que, contrairement à David Gosselin, les villageois auront été charmés par son accent, par sa gentillesse, teintée de cette amertume que l’on devine parfois dans le regard des gens qui ont beaucoup vécu et beaucoup souffert. Que Mary-Ann aura marché à travers le village pour se rendre chez sa fille, mais sans ostentation, consciente sûrement du caractère inhabituel de son statut. Qu’elle aura passé des dimanches chez Joseph-Arthur et Mathilde à chérir ses petits-enfants. Qu’elle aura gravi les marches de la longue véranda de la maison ancestrale à plusieurs reprises. Qu’elle aura aimé s’installer sur les berceuses, à l’intérieur ou à l’extérieur, selon les saisons, pour repriser, tricoter, crocheter, ou broder.
Ultime amertume. Mon cœur saigne pour la petite orpheline de Natchez, devenue cette vieille femme démunie. Repensait-elle avec nostalgie à la splendeur du fleuve Mississippi, qui coulait aux pieds du Natchez où elle avait grandi? À la gentillesse endormie de ses habitants, esclaves ou libres, qui semblaient prendre les événements avec un détachement tout en rondeur? À la noblesse des arbres majestueux qui ornaient la petite ville du Mississippi? Trouva-t-elle une ressemblance entre ces véritables cathédrales végétales et cet arbre imposant qui ornait la partie ouest de la terre de Joseph-Arthur, qu’elle put certainement admirer, et qui a meublé mon enfance? S’ennuyait-elle de l’accent traînant des gens du Sud? Avait-elle, elle-même, cet accent?
Le plus difficile, c’est de ne pas savoir.