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15 – Hampton Beach avec le clan Côté

Tonio est demeuré un phare important de ma jeunesse. Les vacances estivales à la mer, au New-Hampshire, sont marquées du sceau de Tonio.

Presque chaque été, le clan Côté prenait la route des vacances en direction de la mer. Nous partions, ma mère et moi, avec mon père alors que Tonio et Michèle venaient nous rejoindre avec leur enfants (ils en auront cinq au total). Outre ce noyau d’incontournables s’ajoutaient, selon les années, tante Cécile et oncle Roger, oncle Camille et sa femme Micheline. Et Julia.

Mes parents, de mauvaise humeur… Le trajet de Québec à Hampton-Beach prenait environ sept heures en auto. Un trajet tendu, comme semé d’embûches, ce que je n’arrivais pas à comprendre. Lorsqu’on est enfant, on est très sensible au fait que nos parents sont de mauvaise humeur. Trop souvent on se rend responsable de leur grogne. N’allions-nous pas vers le beau temps, la mer, le grand air? Pourquoi ces mines fermées? En général mon père avait mal dormi la nuit précédant le départ parce qu’il était stressé par le voyage. Il était colérique et impatient. Ma mère dissimulait mal son mécontentement. Nous roulions vitres baissées parce qu’il faisait chaud et que les deux fumaient.

… fumeurs invétérés et non repentis! Moi, sur le siège arrière, j’en étais quitte pour inhaler la fumée nauséabonde qu’ils dégageaient, les cheveux battant au vent. Je m’ennuyais ferme, tout en sachant qu’il valait mieux rester coi, et attendre stoïquement la fin du trajet. Vivement Hampton-Beach! On, c’est-à-dire mon père, qui était médecin après tout, et ma mère, qui était infirmière, m’avaient étiquetée asthmatique. Je collectionnais les rhumes, bronchites et trachéites à répétition. J’attribue ma condition davantage à leurs habitudes de fumeurs qu’ils traînaient jusque dans leur chambre à coucher (je dormais dans une alcôve adjacente, une sorte de placard bonifié qui donnait directement sur leur chambre). On imagine les vapeurs de nicotine durant les mois d’hiver alors qu’on gardait toutes les fenêtres closes.

Les méfaits du tabagisme : ignorés ou occultés? En fait, tout le monde fumait dans la maison de mes parents (incluant mes sœurs et mon frère). Deux d’entre elles sont mortes de cancer du poumon. Ma mère a développé de l’emphysème. Mon père, lui, est décédé d’un infarctus à soixante-trois ans. Il traînait depuis des années une toux caverneuse, tellement sonore que sa mère, dont la maison était située à environ quatre-cents mètres au sud, l’entendait tousser et cracher, par les belles nuits d’été. Il essayait périodiquement de stopper. Il en était quitte à chaque essai pour une prise de poids significative, ce qui lui déplaisait souverainement. Nous devions subir ses sautes d’humeur de sa part encore plus désagréables. Il finissait toujours par recommencer, à notre grand soulagement.

Aujourd’hui, cela apparaît inconcevable qu’un médecin fume. Il y a à peine une vingtaine d’années, on fumait dans les autobus, les trains, les officines gouvernementales, les écoles et même les hôpitaux. Ce sont les longs mois d’hiver passés au pensionnat où on sortait dehors fréquemment et où les pièces étaient régulièrement aérées, qui m’ont sans doute protégée. J’ai fumé brièvement au début de la vingtaine. Puis j’ai arrêté net quand on a diagnostiqué chez le frère de mon père, Lucien, un cancer du poumon inopérable.

Est-on bientôt arrivé? Nous arrêtions à mi-chemin, dans un patelin nommé Jackman pour le repas du midi, dans un restaurant de type fast-food, mais honnête. La pauvreté et l’état de décrépitude des maisons avoisinantes étaient frappants, une sorte de fin de pays étirée comme une vie qui n’en finit pas, un réel contraste avec la campagne verdoyante de la région de la Beauce, côté canadien, qui précédait immédiatement ce que nous appelions les « lignes », c’est-dire le poste frontière.

Passage obligé à travers la chaîne des Appalaches et les Montagnes vertes. Avant et après Jackman il n’y avait que la forêt. Nous suivions une route en serpentin qui contournait les montagnes de conifères foncés et impressionnants. On ne rencontrait que des camions transportant de lourds et longs billots de bois destinés aux scieries. Mon père craignait toujours de tomber en panne. Il est vrai que les moteurs des automobiles de cette époque avaient la fâcheuse tendance de chauffer si on les poussait trop. L’ultime stress pour lui était le passage obligé par Skowhegan, ville industrielle assez minuscule mais par laquelle transitaient de nombreux camions et trains routiers qui venaient de quitter l’autoroute 95, ou qui s’apprêtaient à y entrer. Une intersection en particulier était fort achalandée et assez mal indiquée. Encore aujourd’hui (j’y suis passée il n’y a pas longtemps), la négociation des virages et des « cédez » demande une certaine adresse.

On se détend enfin! Une fois parvenus à Kittery, l’atmosphère dans l’auto se détendait, parce que nous approchions de notre destination et que, ma foi, tout s’était bien déroulé. Mes parents pensaient enfin à s’enquérir de moi. Nous approchions enfin du terme de notre périple. L’air marin commençait à nous entrer dans les bronches. Hampton-Beach était alors une station balnéaire encore peu fréquentée par les Québécois. C’est plutôt à partir des années soixante-dix qu’ils prirent l’habitude d’envahir les plages de la côte Est, surtout les deux dernières semaines de juillet. Aujourd’hui, changement climatique aidant, ils préfèrent s’envoler pour le Mexique ou la Floride, même en été. Les installations touristiques étaient modestes mais, à mes yeux, fort impressionnantes.

L’hôtel Kentville, directement sur la plage. Nous descendions toujours au même hôtel, le Kentville, qui donnait directement sur la route A-1, dénomination universellement connue aux États-Unis comme désignant le chemin qui longe immédiatement la plage. L’hôtel faisait face à la mer. C’était une bâtisse blanche, avec des fenêtres ornées de persiennes de couleur turquoise, et une large véranda qui occupait le devant de l’édifice, pourvue de chaises berceuses. Il était fréquenté surtout par des Américains. L’établissement comptait une trentaine de chambres. Je partageais celle de mes parents et dormais dans un lit simple, contre la fenêtre. La salle de bain et les toilettes étaient au bout du couloir. Le climat du Maine est assez frais, et humide.

Beau temps, mauvais temps. Si d’aventure nous tombions sur une semaine, ou deux, de mauvais temps, une chape d’humidité s’abattait sur les draps, les vêtements, même nos cheveux et notre peau. Cela sentait le moisi, ou l’embrun. Mais en général on pouvait compter sur plusieurs jours de beau temps. S’il pleuvait c’était pendant une journée, ou deux. Ma mère en profitait pour m’emmener, en autobus, passer la journée à Boston à courir les magasins du centre ville. J’adorais.

Une pause bien méritée pour mon père. Une fois installés dans notre chambre à l’hôtel, mon père se versait un gin. Puis un deuxième. Ma mère et moi enfilions notre maillot de bain et descendions à la plage. Il resterait là un moment, puis sortirait prendre l’air sur la véranda de l’hôtel, un livre à la main, la cigarette au bec. Il parlait peu et passait les rares loisirs dont il disposait à lire. C’était un solitaire, mais il se retrouvait sans cesse en interaction avec des patients. Cela devait sans doute le vider. Il était débordé, dormait peu.

Un papa perpétuellement sollicité… À la maison, il était souvent impatient, voire colérique. J’échappais en général à ses sautes d’humeur, comme s’il voulait m’épargner. Mais les autres y goûtaient. En fait, je ne me souviens pas de l’avoir vu couché, encore moins endormi ni même en pyjamas, sauf l’année précédant sa mort, où il avait souffert d’une pleurésie et avait dû prendre un congé. Le soir, quand on me mettait au lit, il était occupé au téléphone ou parti faire une visite à un patient. Le matin, c’était toujours lui le premier levé, vers 5h 30. C’est lui qui préparait le petit-déjeuner de la maisonnée. Ma mère demeurait couchée et il lui montait invariablement chaque matin un café, une rôtie et du fromage sur un plateau ovale… rose!

… et cumulant deux emplois. Lui aussi avait un double emploi, comme ses beaux-frères. Le jour il était médecin hygiéniste, à l’emploi du gouvernement et directeur d’une unité sanitaire de la partie nord de la couronne de la ville de Québec. Il passait de longs après-midis avec son équipe d’infirmières à vacciner des dizaines et des dizaines d’enfants et faisait le tour de divers dispensaires. On imagine assez facilement les pleurs, cris, gémissements de toute cette marmaille. Le soir et les fins de semaine, et même durant la journée, il travaillait à son compte comme médecin de famille, surtout comme pédiatre, pour arrondir ses revenus. Cela ne laissait pas beaucoup de temps pour la détente.

46gFrugalité de l’après-guerre. Nous ne sortions pas, n’allions jamais au restaurant, sauf exceptionnellement chez un Chinois qui avait ouvert un restaurant assez américanisé à deux kilomètres de notre maison et où il aimait bien nous emmener. De toute façon à l’époque on n’allait pas au restaurant, au cinéma, au spectacle, cela ne faisait pas partie de la vie quotidienne des gens. On payait en général tout en comptant. Les jeunes d’aujourd’hui sont tout étonnés lorsqu’on leur explique que les cartes de crédit et de débit n’existaient pas. Qui plus est, le concept de guichet automatique n’avait pas encore vu le jour. La manipulation de la monnaie et des dollars papier en espèces trébuchantes et sonnantes invitait sans doute à la frugalité. J’étais fascinée par le rouleau de billets de banque que mon père gardait dans sa proche de pantalon et avec lequel on payait l’épicerie, les vêtements. J’aurais voulu que l’on s’autorise des folies avec cet argent. Il m’avait expliqué que l’on devait économiser afin de pouvoir changer bientôt d’auto et partir à la mer en vacances. J’en étais à la fois déçue, et rassurée par sa saine gestion.

Le spectre du conflit 39-45 et la peur d’une autre guerre. On n’avait pas subi la guerre, les restrictions, les tickets de ravitaillement comme l’avaient vécu les Européens. Mais l’atmosphère de la période 39-45 avait laissé des traces. On 46céconomisait. Puis, avec le début de la guerre froide avec la Russie, quand j’avais cinq ou six ans, l’esprit n’était pas à la légèreté, du moins pour ceux qui suivaient l’actualité internationale, comme mon père. Et les prêches des curés du haut de la chaire chaque dimanche contenaient une dose d’alarmisme amplement suffisante pour atténuer toute velléité de légèreté chez ceux qui ne lisaient pas les journaux et n’écoutaient pas les nouvelles à la radio. On nous parlait des misères de la Hongrie, en particulier son clergé, aux mains des communistes. Du spectre de la bombe atomique.

Abri atomique pour les nuls! On trouvait même dans les journaux les instructions et le mode d’emploi pour construire son abri atomique pour soi et sa famille. Ce qui avait suscité chez mon père ce commentaire cinglant : « Un abri atomique? Pourquoi? Pour que mon voisin vienne s’y installer à ma place en me menaçant d’une carabine? Non merci! »

Tonio Forever! Pour mon père, les vacances au bord de la mer constituaient donc une pause bienvenue dans sa vie, somme toute stressante et trépidante et tout autant monotone et monocorde. La seule présence de Tonio faisait des miracles. Mon père l’aimait beaucoup. Impossible de ne pas aimer cet être. Il nous est tous arrivé de côtoyer un jour ou l’autre, parfois pour de courtes périodes ou pendant une vie entière une personne vraiment aimable, aimée de tous. C’est à se demander si la personne fait des efforts au quotidien pour atteindre un tel niveau de gentillesse (à ne pas confondre avec la bêtise ou la stupidité). Ou si cela lui vient tout naturellement. Parce qu’elle est faite ainsi. Génétiquement programmée. Dans le cas de Tonio, il y avait sans doute un peu de tout. Il était la grâce même. Ce qui ne l’empêchait pas, à ses heures, de se comporter comme un petit diable. Car il avait plus d’un tour dans son sac! Aucun livre n’a jamais été écrit sur lui. Il faisait partie de la piétaille des humbles. Mais une chose est sûre : cet homme savait aimer.

16 – Hampton Beach… et les cousines américaines

 

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