(Mary-Ann O’Neill 4)
Décès de Peter Dorion le 23 novembre 1856. Le registre des entrées et sorties, tenu par l’économe du Monastère des Ursulines, nous indique que Mary-Ann O’Neill, mon arrière-grand-mère, quitte le pensionnat de façon définitive le 10 juillet 1854. Mais un événement survenu le 23 novembre 1856 aura un impact déterminant sur sa vie : le décès de son oncle et bienfaiteur, Peter Dorion, le 23 novembre 1856.
Cet oncle, qui avait déployé tant d’efforts pour la rapatrier à Québec quand elle s’était retrouvée orpheline à Natchez, au Mississippi, et qui avait pris à sa charge le coût de son éducation chez les Ursulines de Québec, mourut ruiné à l’âge de soixante ans, tellement ruiné qu’il en était réduit à vivre dans une maison de chambres, la pension Blanchard, après avoir hypothéqué sa maison de la rue des Pauvres. Ce qui explique sans doute pourquoi il avait éprouvé tant de difficulté à acquitter les frais de pension de sa propre fille, Joséphine, ainsi que ceux de sa nièce, Mary-Ann, chez les Ursulines (voir chapitre 143 Mary-Ann O’Neill, une élève consciencieuse et appliquée). Les factures de deux médecins, dont le renommé docteur Sewell, qui l’avaient soigné à la fin de sa vie, nous indiquent que sa mort ne fut pas subite. Mais on n’en sait pas davantage sur les causes de son décès.
Une dégringolade financière. J’ai précédemment décrit (voir chapitre 118 Pierre Dorion, du sommet jusqu’à la déchéance) l’itinéraire de vie de Peter Dorion, dont les dernières années furent marquées par les difficultés financières et juridiques, mais qui eut néanmoins droit à des funérailles haut de gamme et à des hommages bien sentis de la part de ceux qui le connaissaient. Car c’était un homme estimé et respecté. Que s’était-il passé pour qu’il tombe si bas? Mystère.
L’examen du registre des poursuites en Cour supérieure du Québec nous indique que depuis 1827 des actions en justice étaient régulièrement inscrites contre lui. Cela était fréquemment le cas en affaires. Pour la seule année 1855, trois causes furent intentées contre lui : une par la « Bank of Upper Canada », une par un dénommé Henri Martin et une par un dénommé Étienne Pineau. Mais surtout, en 1856, il fut poursuivi par un homme d’affaires britanniques, William Scholefield, qui lui réclamait plus d’un millier de livres sterling et qui obtint gain de cause contre lui. Toujours en 1856 il fut poursuivi par un certain Edward Sanderson. Entre novembre 1853 et octobre 1855, à trois reprises, il hypothèque sa maison de la rue des Pauvres (Palace Street) auprès de la « People’s Building Society », qui était l’équivalent d’une caisse populaire. Il est à ce moment complètement ruiné.
Thomas Cary convoque un conseil de famille. Le 26 novembre, le beau-frère du défunt, Thomas Cary (celui-là même qui avait traîné une dette à l’égard de Nathalie Dorion, sa belle-sœur, pendant quelques années) convoque un conseil de famille afin qu’un tuteur soit désigné pour Joséphine, qui a dix-neuf ans mais qui est considérée comme mineure au plan juridique. Participent à ce conseil de famille plusieurs membres influents du clan, signe que l’on se préoccupe du sort de la jeune orpheline:
– Thomas Cary, imprimeur et propriétaire du Quebec Mercury, et Lawrence Ambrose Cannon, avocat, oncles de la jeune fille;
– Eugene Cannon, fils de Jane Cary, née Dorion, et de Lawrence Ambrose Cannon, notaire;
– Eugène Dorion, fils de Pierre-Antoine Dorion, qui est marchand et deviendra trésorier de la Ville de Québec;
– Adolphe Dorion, fils du docteur Jacques Dorion, clerc de notaire;
– Georges-Thomas Cary, frère de Jane Cary, imprimeur;
– Joseph Gauvin, marchand, fils de Marie-Angélique Dorion, tante maternelle de Peter Dorion;
– le notaire Alexandre-Benjamin Sirois.
On ne peut s’empêcher de faire la comparaison entre cet aéropage d’oncles et de cousins tous bien placés, dont plusieurs font réaliser des portraits par le renommé photographe Livernois, avec la procédure qui avait été enclenchée, en 1843, à des milliers de kilomètres de là, à Natchez, lorsque Mary-Ann O’Neill, mon arrière-grand-mère, s’était retrouvée orpheline. C’est le juge Roman, de la cour de l’État du Mississippi, qui avait dû désigner un tuteur pour l’enfant (voir chapitre 141 Une orpheline qui pèse bien peu dans la balance). Mais dans le cas de Joséphine, il y avait peut-être des sommes d’argent importantes à récupérer. Et le tout se passait à Québec ce qui, avouons-le, facilitait les choses.
Thomas Cary nommé tuteur de Joséphine Dorion. Le conseil de famille désigne Thomas Cary comme liquidateur de la succession et comme tuteur de Joséphine. Il s’agit d’un choix logique, même si, après la mort de sa femme, Cordélia-Louise Lovell, en 1843, Peter Dorion avait désigné un autre membre de la famille comme tuteur substitut.
L’inventaire des biens du défunt. Très promptement, Cary enclenche la procédure d’inventaire de la succession. En présence d’un huissier, d’Eugène Dorion, clerc et notaire, et du notaire Alexandre-Benjamin Sirois, on dresse la liste des actifs et des passifs du décédé, consignée à la main et qui fait 93 pages! L’inventaire de la succession est instructif. Celui du commerce d’abord, situé rue Saint-Pierre, et des entrepôts adjacents, qui se spécialisait dans la quincaillerie et la vente d’articles de maison que l’on pourrait qualifier de luxe (coutelleries, argenterie, objets de toilette, tapis, ciseaux, clochettes, tapis, chandeliers, brosses, etc.). L’inventaire nous fait réaliser qu’à cette époque on ne disposait pas encore d’éclairage électrique, que les hommes utilisaient le blaireau pour se faire la barbe et que l’eau courante n’existait pas dans les maisons. On utilisait des bassines pour la toilette intime. De plus, on transportait l’eau dont on avait besoin pour cuisiner ou faire la lessive dans des cuves.
Peter Dorion, chambreur à la pension Blanchard. Le contenu de la chambre que le défunt occupait à la pension Blanchard, tenue par un certain Jacques Blanchard, est lui aussi inventorié. Bien qu’il soit toujours propriétaire d’une maison, rue des Pauvres (c’est-à-dire dans la Côte du Palais, appelée aussi Palace Street), Peter Dorion s’était installé dans cette pension. Il y vivait depuis un bon bout de temps, à en juger par la dette (de 81 livres) qu’il avait accumulée à l’égard de son logeur. C’est dire la déchéance dans laquelle il se retrouvait!
L’inventaire des effets retrouvés dans la chambre du défunt se résume à peu de choses. Pas de meubles luxueux ou d’objets recherchés. La simplicité volontaire ou plutôt obligée… Outre quelques vêtements, dont deux manteaux et un chapeau de cuir, on y trouve surtout des livres, rangés dans des bibliothèques dont on mentionne qu’elles lui appartenaient, et qui nous renseignent sur ce qu’il aimait lire, des livres d’histoire et des livres pieux, parmi lesquels :
– « Voyage en Orient », « History of England », « Histoire du Canada », « La nation de la Nouvelle-France »;
– « De la propagation de la Foi », « Manuel des parents chrétiens », « Nouveau Testament », « Vie de Saint-Vincent-de-Paul »;
– « Guide en affaires ».
Le défunt avait également conservé dans ladite chambre deux documents à teneur juridique: la copie de l’acte d’achat de sa maison de la rue des Pauvres qu’il avait acquise de Charlotte Bleau, veuve de Louis Harper, comme en fait foi l’acte notarié signé devant le notaire Panet, le 7 février 1838. Et une copie de l’acte de tutelle pour sa fille Joséphine, enregistré en 1845. Triste, non?
Le passif excède l’actif, et de beaucoup. Les dettes sont importantes. Peter Dorion devait 86 livres à son neveu, Jean-Adolphe Dorion, clerc, notaire et fils de Jacques Dorion; 309 livres à un dénommé Edward Anderson; 100 livres à un dénommé Darling, etc. Au total ses dettes s’élèvent à 1 212 livres! Sans compter ce qu’il doit à Scholefield et à William Dent Goodman, deux hommes d’affaires britanniques qui l’avaient traîné devant les tribunaux et avaient obtenu gain de cause contre lui. Sa dette à leur égard est de 992 livres, 12 shillings, 1 pence. Le passif excède donc nettement l’actif.
On renonce à la succession. Fort de ce constat, Thomas Cary mandate son neveu, Eugene Cannon, le 10 décembre, afin qu’il dépose en Cour un acte de renonciation à la succession. Un curateur à la succession vacante est nommé le même jour. Il s’agit de John Buckworth Parkin. Un avis concernant la succession et invitant toutes les personnes à qui le défunt devait des sommes, ou inversement, à se manifester, est publié dans le Quebec Mercury du 20 décembre 1856. Parkin règle les factures les plus urgentes, comme les frais funéraires. L’avis, publié en anglais et qui est à peu près illisible, se traduit ainsi : « Avis. Le soussigné, John B. Parkin, avocat, dûment désigné comme administrateur de la succession vacante du défunt Pierre Dorion, résident de son vivant à Québec et réputé comme tel, invite toutes les personnes ayant des requêtes à formuler à l’égard de ladite succession à acheminer leur demande, dûment identifiée, le plus rapidement possible aux bureaux du notaire soussigné. John B. Parkin, administrateur; E. G. Cannon, notaire public. »
Le règlement de la succession de Peter Dorion donnera lieu à une saga judiciaire interminable, dont je n’aurais pu démêler les écheveaux sans la contribution déterminante de monsieur Michel Simard, des Archives nationales du Québec.
Même les cousins américains étaient au courant… Bien triste fin de parcours pour Peter Dorion, et pour les Dorion de Québec dont il était le dernier représentant, d’une tradition marchande qui remontait au régime français. Le détail de ses malheurs fait le tour de la famille. Même les deux cousins américains, Charles et Antoine-Aimé Dorion (voir chapitre 138 Nathalie et le clan Dorion en Louisiane : si près si loin) sont au courant de sa mauvaise fortune et, par conséquent, de celle de sa seule fille, Joséphine : « Peter Dorion (…) partner of Joseph Dorion died last summer. He was about 48 years of age and left a daughter about 17 years old, in rather unfortunate circumstances » ( Antoine-Aimé Dorion à Charles Dorion, le 8 avril 1858, cité par Roland-J. Auger, The Dorion Family in Canada, Op. cit.p. 166).
Il est d’autant plus difficile à comprendre que, s’agissant des malheurs de Nathalie Dorion et surtout de ceux de sa fille, Mary-Ann, devenue orpheline au Mississippi, la famille les ait complètement occultés dans ses échanges. D’ailleurs, qu’advint-il de Mary-Ann et de sa cousine Joséphine, à compter de 1856?
Consultez l’arbre généalogique des Dorion
Consultez le tableau des descendants de Pierre Dorion et de Jane Clarke