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14 – Les étés à Black Lake

Les balades en auto avec Alfred, mon grand-père. Alfred, mon grand-père, avait été l’un des premiers dans le coin à faire l’acquisition d’une automobile. À un moment donné il en possédait même deux. Il aimait les promenades et nous emmenait fréquemment avec lui, en particulier quand il avait besoin que nous lui donnions un coup de main pour ramener de l’eau de source. Nous embarquions dans sa Packard ou dans sa Buick, chargés de bouteilles vides, avec les chiens. Nous roulions environ une vingtaine de minutes jusqu’à un sous-bois assez escarpé. Un ruisseau déferlait d’un rocher. Armés chacun d’une bouteille nous devions grimper jusqu’à la tête de la source, puis réussir à tenir chaque bouteille correctement, sans la laisser tomber dans la vase, afin que l’eau y pénètre. Ce qui n’était pas aussi simple qu’il n’y paraît! Nos mains étaient mouillées et froides, la bouteille instable entre nos mains. Nos pieds glissaient dans la vase. Au terme de l’opération, une quantité appréciable d’eau avait imbibé nos vêtements ! Mais c’est avec une fierté certaine que nous regagnions la maison, avec notre butin. Fallait-il que nous l’aimions, notre grand-père!

Inversement, et en corollaire, combien il était agréable de partir à l’aventure avec lui! Une fois les provisions faites, nous reprenions la route. Il s’arrêtait toujours en chemin pour parler avec des gens qu’il connaissait. Après tout, il faisait de l’assurance, même s’il s’était pas mal retiré et laissait l’entreprise à ses deux plus jeunes fils. Une fois rentrés, il nous faisait ranger les bouteilles dans le réfrigérateur. L’odeur que dégageait cet appareil électroménager me revient : vaguement rance, mi-chimique, mi-alimentaire, avec ce bruit intermittent du moteur, qui nous rappelait les ratés de la technologie, susceptible de nous faire faux bond à tout moment.

Des étés interminables, étirés jusqu’à l’ennui. Il est de bon ton aujourd’hui d’expliquer à nos petits-enfants et petits neveux et nièces que lorsque nous étions jeunes les étés semblaient durer une éternité parce que nous n’avions rien à faire de nos journées et que personne ne se sentait obligé de nous occuper! Cela est absolument vrai, du moins pour les étés passés chez mes grands-parents maternels. Durant ces longs mois de juillet et août, une fois le petit-déjeuner avalé, on nous expulsait de la maison. Il fallait inventer des jeux, traîner les plus jeunes avec nous dont nous devions assurer la sécurité et, en contrepartie, accepter de nous faire brasser par les plus vieux! Souvent, de toute façon, ceux-ci nous semaient et gagnaient les sous-bois avoisinants pour jouer à la guerre ou aux pirates. Il n’y avait ni télé, ni ordi, ni cellulaire, ni jeu électronique. On jouait aux poches, à cloche-pied, à la cachette, on bâtissait une cabane avec de vieilles boîtes de carton. On passait des heures assis sur les marches des perrons, à regarder passer le camion du boulanger ou les vieux qui revenaient du cimetière. Le concept d’aménagement paysager et d’arrosage des pelouses était inexistant. Les tondeuses à gazon électriques ou à essence n’existaient pas. Les transistors, i-pods, encore moins. Ceux d’entre-nous qui avions la chance de posséder un tricycle, puis une bicyclette, arpentions inlassablement la rue principale jusqu’à en être étourdis.

Aucun parent en vue. Les pères étaient au travail. Les mères et les aides ménagères, elles, affairées à la cuisine, au ménage, au repassage. Puis aux confitures, aux ketchups, aux conserves. Puis au reprisage et aux retouches de vêtements, en vue de la rentrée des classes. Nous avions vite compris que les parents avaient mieux à faire que de nous construire un emploi du temps significativement chargé. Tout était incroyablement plat, monotone et silencieux. L’été était une retraite ouverte sur l’extérieur, mais sans grand imprévu. Seule la sirène qui provenait de la mine et visait à prévenir les villageois quand on allait procéder à une explosion avec l’aide d’une charge de dynamite, brisait le silence. Quand j’ai vu mes premiers films sur la guerre 39-45 avec ces scènes de Londres toujours menacée de bombardements et où les habitants de la ville se hâtaient d’aller se cacher dans les abris, j’ai repensé à la sirène de mes étés d’enfant à Black-Lake. Avec l’intensité dramatique en moins, cela va de soi. Sans que je puisse l’expliquer, le bruit de la détonation, quand la charge de dynamite explosait, me faisait également penser au Vendredi saint, ou plus exactement à la représentation que je m’en étais faite : C’est sans doute à cause de ce qu’on nous avait expliqué dans les cours de religion quant aux circonstances de la mort du Christ. Ce vendredi-là, nous racontait-on solennellement, à trois heures de l’après-midi, le voile du temple s’était déchiré. J’imaginais un bruit assourdissant, définitif et phénoménal! Pendant les années de mon enfance, j’attendais avec une certaine appréhension qu’il soit trois heures, en ces Vendredis saints où il faisait en général frisquet et gris. Mais rien de cela. Juste le temps qui ne finissait pas de s’écouler. On nous mettait au lit tôt, dès que « la noirceur prenait », parfois même avant. Pas de grande toilette compliquée, pas de brossage systématique des dents, un bain par semaine, et encore!

Une hygiène relative… Les jours de canicule, toujours à Black Lake, nous enfilions nos maillots de bain et allions nous baigner à la piscine municipale, de dimension modeste. En fait ce sont nos mères, réelles ou substitutives, qui nous y envoyaient environ deux fois par semaine, en lieu et place d’un bain. Une fois rentrés à la maison, on étendait les maillots sur la corde à linge, car les sécheuses n’existaient pas. Quand le temps avait été maussade, on en était quitte le lendemain pour enfiler nos maillots, encore humides. Impression désagréable de frottis-frottis et de saleté collée sur le tissu. On se lavait peu à l’époque. On changeait de sous-vêtements deux fois par semaine. Parfois, quand il avait fait vraiment très mauvais et que la pluie perdurait, on nous organisait une séance de cinéma dans le sous-sol de l’église, sur un écran de fortune (un drap, me semble-t-il) ou un atelier de gouache.

Sobriété et retenue… en toutes occasions! En juillet et août, quand les petits fruits poussaient en abondance, on nous envoyait faire la cueillette dans les sous-bois avec promesse de nous préparer des gâteaux renversés ou des trottoirs aux framboises. Le tout baignait dans le sucre. Mais les portions étaient toujours contenues et raisonnables. Personne n’était gros. On buvait du lait, de l’eau. Parfois une boisson en poudre à l’orange, exceptionnellement. Les fêtes, ou anniversaires, étaient soulignées sobrement, pour ne pas dire frugalement. L’enfant recevait un cadeau, un seul, de ses parents (ou conjointement de son parrain et marraine). Un livre, une reproduction de la Vierge Marie encadrée (je n’invente pas), un cerf-volant, un ballon, un nécessaire à broderie pour les filles. Une fois la communion solennelle passée, autour de l’âge de douze ans, les parrain et marraine cessaient le rituel annuel. Alfred et Julia étaient les miens. Les invités aux anniversaires n’apportaient rien. Ils se contentaient de partager le gâteau, sur lequel on avait planté des chandelles qu’on réutilisait. Les gâteaux étaient faits maison. Le suprême plaisir consistait à convaincre sa mère, ou sa grand-mère, d’acheter une préparation, du genre Robin Hood! Le résultat donnait une pâte plus moelleuse, humide, que les enfants trouvaient bonne au goût.

Oncle Tonio, aimant et disponible. Seul oncle Tonio savait mettre du piquant dans nos longues journées estivales. Il travaillait fort, le jour à la mine, le soir et les fins de semaine à sa mercerie pour hommes (il avait embauché un vendeur à temps plein, preuve que les choses n’allaient pas si mal). Pourtant, souvent, quand il rentrait de la mine vers 15h30, en sifflotant, car il était d’un naturel joyeux et chaleureux, s’il faisait beau il nous embarquait, mes cousins et moi, dans sa Buick verte et blanche, après s’être aspergé d’eau et s’être nettoyé le visage, les bras et les mains sous l’évier de la cuisine. On partait en ballade. Michèle était toujours de la partie. Tonio chantait en permanence, il blaguait, faisait de petits bisous à sa femme. Quand elle avait eu le temps Michèle avait préparé des sandwiches aux œufs. Sinon nous nous contentions de tartines au beurre d’arachides accompagnées d’une banane, enveloppées dans du papier sulfurisé qui adhérait mal, si bien que le pain avait tendance à sécher.

Amour tendresse et sensualité. J’ai un souvenir précis d’une escapade sur le bord d’une rivière qui coulait le long du village de Maple Grove. Plutôt un ruisseau, pour être honnête. Il fait chaud. Nous avons retiré nos espadrilles, nos vêtements, à l’exception de nos petites culottes. Michèle a étendu une couverture sur laquelle elle a déposé le panier de pique-nique. Son dernier bébé, encore un poupon, est étendu près d’elle et gazouille. Elle s’est assise, jambes allongées. Tonio est à demi-couché, mais sur le côté, il la regarde, elle lui sourit. Entre eux deux le courant passe, il est électrique. Sa deuxième grossesse lui a fait prendre une cinquantaine de livres… Cela ne semble pas affecter leur relation. Nous, les jeunes, enfonçons nos pieds dans la vase. Nous courons dans le courant, nous crions, nous piaffons, nous nous aspergeons d’eau. Nos petites culottes sont trempées. Nous nous sentons nus comme des vers. Va-t-on nous ordonner de sortir de là? Nous punir? Nenni. On rentre vers six heures trente à la maison, chez mon grand-père. Vers sept heures trente nous croulons de fatigue et on nous met promptement au lit.

Une passion dévorante. J’aurai été le témoin privilégié de leurs fréquentations et de leurs fiançailles. Je servais de chaperon, du haut de mes vingt-quatre mois, quand Tonio venait passer la soirée et qu’il s’installait avec Michèle dans le salon, toujours chez mon grand-père. Ils étaient assis l’un à côté de l’autre sur un sofa recouvert d’un velours couleur grenat. Je tournais autour d’eux, et Michèle me rappelait souvent à l’ordre, car elle craignait que j’accroche le fil électrique de la seule lampe que comportait la pièce, à part le luminaire du plafond qui était, bien sûr, éteint. Cette lampe me fascinait : elle était noire, avec la forme d’une panthère prête à s’élancer. L’abat-jour était rectangulaire, et comme il était de couleur rouge, et translucide, notre peau prenait une sorte de teinte rosée, ambrée. L’atmosphère était tendue, même si on riait beaucoup. En même temps une tension d’une autre nature était palpable. L’appel de la chair, le désir de fusion, transpiraient par chacun des pores de leur peau. Ils n’en pouvaient plus d’attendre! Tonio me donnait de la gomme à mâcher, de la Chicklets rouge, aromatisée à la cannelle. Il fallut devancer le mariage de plusieurs semaines tant ils étaient épris l’un de l’autre.

Un mariage inoubliable. J’ai conservé les photos de la cérémonie. Je suis sur la photo prise au sortir de l’église, au milieu, devant Tonio. Une autre photo, prise cette fois au retour de l’église, dehors, chez mes grands-parents, réunit Michèle, Tonio, ma grand-mère et moi, dans les bras de Tonio, rien de moins! Il avait peut-être marié ma tante préférée… Il n’empêche je revendiquais ma place bien à moi dans son cœur! Cet homme était la bonté même.

Il n’y avait pas une once de méchanceté en lui. Il préférait subir la 45fsouffrance plutôt que de la faire subir. Qu’on en juge: Tonio fréquentait, avant d’épouser tante Michèle, une autre jeune femme du village. Il n’était pas épris d’elle. Mais elle le poursuivait. Il s’était, comment dire, fait à l’idée qu’elle le voulait, qu’il devrait l’épouser et que quoi qu’il fasse il ne pouvait en découdre. Son fatum à lui. Entre-temps il était devenu amoureux de Michèle. Obsédé par elle. Fou d’elle. Désespéré. Déchiré. Tonio s’était ouvert en confession, éclatant même en sanglot selon la légende familiale, incapable d’affronter celle qu’il n’aimait pas et de lui avouer qu’il aimait ailleurs. C’est le curé qui régla l’affaire. Les fiançailles avec la précédente furent rompues, selon les règles de l’art. Et Tonio put poursuivre, avec passion mais honnêteté, sa relation avec Michèle. La fiancée éconduite ne se maria jamais. On devine aisément son amertume. On imagine ce que fut sa vie, ensuite, dans le même village, à côtoyer inévitablement le couple uni que Michèle et Tonio formaient.

Ils étaient si beaux… Pour leur lune de miel, ils s’offrirent New-York. Avant de continuer mon histoire, je dois préciser qu’ils étaient l’un et l’autre extrêmement beaux. Grands et minces (attributs que j’ai toujours enviés, étant quant à moi petite), avec un teint lumineux et égal, sourire éclatant, elle châtain clair, lui brun très foncé (on disait qu’il ressemblait à l’acteur Robert Taylor, idole du cinéma américain de l’époque). Ils irradiaient la jeunesse et la joie de vivre, pour reprendre un cliché éculé. Leur bonheur était tellement éclatant qu’un photographe professionnel les croqua sur le vif, alors qu’ils arpentaient la Cinquième Avenue. La photo est restée dans la famille.

Codes vestimentaires stricts… modestie oblige. Ce qui me frappe également en repensant à cette photo et à d’autres semblables prises à la même époque c’est que personne n’était obèse, comme ces hippopotames que nous côtoyons de nos jours. Bien sûr on s’enveloppait avec le temps, avec les grossesses, mais les jeunes adultes étaient tous minces, voire maigres, comme on l’est en général au sortir de l’adolescence. On flottait généralement dans ses vêtements, qu’on portait de toute façon peu ajustés, modestie oblige. On montrait ses bras, mais discrètement. Les décolletés étaient peu profonds. Les garçons, eux, portaient des culottes courtes jusqu’à l’âge de douze ans environ. Puis le pantalon long était de rigueur. Pas le jean, qui apparut dans les années soixante-sept. Pour explorer les corps, du moins ceux des autres, il fallait les chercher avec détermination, car tout était ceinturé, noué, boutonné, zippé.

15 - Hampton Beach avec le clan Côté

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