(Nathalie Dorion 9)
J’ai expliqué, au chapitre 137, que trois petits-cousins de Nathalie Dorion avaient émigré dans le sud des États-Unis à peu près à la même époque qu’elle et qu’ils avaient pendant plus de trente ans entretenu une correspondance, grâce à laquelle ils se tenaient mutuellement informés de ce qui se passait au sein du clan Dorion. L’un d’entre eux, Côme Marchessault, avait pris racine à La Nouvelle-Orléans, donc en Louisiane comme Nathalie et Hugh O’Neill. Il semble qu’elle n’ait jamais eu de contact avec eux. Et réciproquement. On aurait pourtant bien aimé obtenir de leur part un éclairage sur plusieurs événements tragiques qui allaient survenir à partir de 1840. À commencer par la mort de Hugh O’Neill, en décembre 1841.
J’ai dû faire appel à William Ashley Vaughan (Ph.D.), un généalogiste recommandé par les Archives nationales du Mississippi à Jackson, pour m’aider à reconstituer le fil des événements. Son aide m’a été extrêmement précieuse. Ce qui ne m’a pas empêchée de me rendre moi-même en Louisiane et au Mississippi, tant ma soif d’en savoir davantage sur ce qui s’était réellement passé était grande.
Hugh O’Neill meurt à Natchez, le 16 décembre 1841. Monsieur Vaughan a découvert que Hugh O’Neill était décédé le 16 décembre 1841. De quoi décéda-t-il? Quel âge avait-il? Mystère. Les causes de sa mort demeurent inconnues car aucun certificat médical ne fut délivré par un médecin. Et aucun avis ne fut publié dans les journaux. Assez troublant, comme révélation.
Où sa mort survint-elle? Pas à Rapides, en Louisiane, où il habitait pourtant encore en 1840 en compagnie de Nathalie Dorion? Non, à Natchez, au Mississippi, une localité prospère située à environ 100 kilomètres par voie terrestre de Rapides. On ignore quand le couple O’Neill-Dorion avait gagné Natchez, mais comme Hugh O’Neill apparaît au Recensement fédéral de 1840 comme habitant encore Rapides, l’installation à Natchez ne put se faire qu’à la fin 1840 ou au début 1841.
L’inhumation de Hugh O’Neill à Natchez est consignée dans le livre de comptes des fossoyeurs de Natchez. L’original de ce registre est conservé à la Hill Memorial Library, de l’Université de Baton Rouge, où j’ai pu le consulter. L’État du Mississippi n’ayant rendu obligatoire l’enregistrement des naissances et des décès qu’en 1912, on ne dispose ainsi d’aucune autre information sur le décès de Hugh O’Neill que la confirmation de son inhumation. Pour le reste, mystère complet.
Natchez, une ville lovée dans le sud profond, sur le bord du fleuve Mississippi. Le choix pour le couple O’Neill-Dorion de s’établir à Natchez n’était pas un mauvais choix, à bien des égards. Aujourd’hui, le nom de Natchez figure timidement sur les cartes à côté de New-Orleans, Baton Rouge, Jackson. Mais en 1840, selon les ouvrages historiques consacrés à cette période tumultueuse de l’histoire américaine, c’était une ville extrêmement prospère et connue. Une localité lovée au cœur du sud profond, avec une vue imprenable sur le fleuve Mississippi, le plus long fleuve des États-Unis, qui coule sur 3780 kilomètres et se jette dans le golfe du Mexique.
Un fleuve mythique, sinueux et marécageux à souhait, dans un territoire qui fut pendant des millénaires le territoire de sept tribus, les Choctaws, très pugnaces et qui ne fraternisaient pas avec les tribus des territoires adjacents. Un territoire dont les Espagnols, les Français, les Britanniques puis les Américains massacrèrent allègrement les habitants indigènes en même temps qu’ils se querellaient entre eux pour se l’approprier. Finalement, au terme de décennies de guerres, de feintes, de chassés croisés diplomatiques, le Congrès américain reconnaît le 7 avril 1798 le vaste territoire du Mississippi comme étant le sien et y inclura d’office le district de Natchez.
Des plantations de coton en abondance. D’immenses concessions avaient été allouées à d’anciens militaires, à des immigrants bien considérés des autorités, à des fonctionnaires plus ou moins véreux, à des spéculateurs qui, profitant d’un climat semi-tropical, y avaient aménagé de vastes plantations de coton. Et qui s’enrichiront considérablement.
Un des hauts lieux de l’esclavagisme. On importe des esclaves venus d’Afrique en quantité industrielle. C’est eux qu’on fait travailler aux champs dans des conditions minimales. Un habitant sur trois de Natchez est Noir. Quelques-uns ont acquis l’autonomie (« free negros ») et possèdent eux-mêmes des esclaves. Mais la majorité d’entre eux n’ont aucun droit. Assujettis au bon vouloir de leurs maîtres.
Les Noirs, qu’on qualifie de « Negros » et dont les Blancs se demandent si leur intelligence est équivalente à la leur, sont parqués dans des baraques construites à leur intention sur les plantations. On les réprimande, on les châtie, on les bat, on peut leur mettre un collier de métal autour du cou. Le maître a droit de vie et de mort sur ses esclaves et ce jusqu’à la sanglante guerre de Sécession dans les années 1860, qui divisera profondément la société américaine de l’époque et dont les séquelles sont encore perceptibles aujourd’hui. En 1860, selon les données fournies par D. Clayton James dans un ouvrage très fouillé et intitulé Antebellum Natchez, Natchez comptait 2131 esclaves : « From 459 in 1810 the town’s slave population had grown to 2131 by 1860, an increase of 464 per cent as compared with a county rise of 289 per cent. (…) Most of the increase in urban slavery occurred between 1830 and 1860. In the former year there were 76 slaveowners in the town whom owned five or fewer slaves, while 13 had six to twenty slaves, and 7 held over twenty. » (pp.162-163). La valeur de revente d’un esclave s’élevait à 1 800$!
Des propriétaires terriens extrêmement riches. À l’aube de la guerre de Sécession, la production de coton a fait des habitants du Sud des États-Unis des citoyens deux fois plus riches en moyenne que leurs voisins du Nord. À tous les dix ans, depuis 1800, les périmètres de surfaces exploitées pour la culture du coton ont doublé de dimension. Alors la richesse s’étale à Natchez, surtout concentrée entre quelques grands propriétaires qui assument leurs sentiments ségrégationnistes sans aucun état d’âme, convaincus que leur « modèle économique » est de toute évidence le plus performant : « On the eve of the Civil War Natchez boasted probably one of the largest concentrations of men of great wealth of any town in the South » (D. Clayton James, Antebellum Natchez, Baton Rouge et Londres, Louisiana State University Press, 1968, 344 pages, p. 159).
Encore aujourd’hui on peut visiter les élégantes demeures, à l’architecture coloniale d’inspiration espagnole, grecque ou même maure, de ces propriétaires terriens que l’on qualifiera de « nabobs », en référence aux nababs hindous, riches et fastueux. Cette élite ne s’intéresse ni au sort de la main-d’œuvre qu’elle exploite ni vraiment à l’essor économique de la région.
Une classe marchande pour répondre à la demande. On trouve à Natchez une vaste brochette de commerçants, propriétaires de leurs négoces et qui se spécialisent dans la fourniture d’équipements destinés aux plantations, dans la vente de marchandises sèches, le transport fluvial de marchandises, la ferronnerie, la tenue de livres, l’administration d’auberges et de pensions, la déclinaison complète des occupations nécessaires pour faire tourner une petite ville sudiste à l’aube de la révolution industrielle. On y trouve également des magasins où on vend de la belle vaisselle, de la lingerie fine, de beaux tissus, car les habitants à l’aise de Natchez aiment le beau et le luxe : « Although some of the largest planters and their families shopped in Paris and London, a source of constant complaint among local merchants, Natchez was a significant marketplace in Southwest Mississippi. Its retail businesses included small specialty shops and large general mercantile shops.
Records show that in 1833 Miss L. Dowell operated a glassware, china and crockery shop, and Emile Profilet owned a store which sold jewelry and watches. » ( David G. Sansing, Sim C. Callon and Carolyn Vance Smith, Natchez, An Illustrated History, Natchez, The Plantation Publishing Company, 1992, 192 pages, p. 79.).
Un lieu de débauche reconnu. Mais il existe un autre Natchez, l’envers du premier, que l’on surnomme « Natchez-Under-the–Hill », repaire des aventuriers, chasseurs, coureurs de bois, en quête de sensations fortes, avec débits d’alcools, maisons de jeu, maisons closes et bordels à ciel ouvert. L’expression débridée de toutes les pulsions!
« During the antebellum years Natchez Under-the-Hill was generally considered the wickedest waterfront on the Great River. One visitor wrote: “For the size of it, there is not, perhaps in the world, a more profligate place”. Another said it was “Hell on earth, with bells attached” » (Sansing, Callon et Vance Smith, Natchez, An Illustrated History, Op. cit., p. 65).
Le contraste avec l’autre Natchez n’en est que plus frappant. Un lieu de débauche débridée, sur laquelle partout dans le Sud des États-Unis s’était bâtie la réputation de Natchez, lieu de passage des marins, aventuriers et bandits : « … under the Hill was another town entirely (…) The place was wide open, litterally and figuratively: barrooms and gambling hells overflowed into the streets; brothels had nothing more than a curtain hung across the doorway and the girls would lounge there, wrapped revealingly in lace shawls or thin silk jackets, calling and beckoning toward the dim room within, with its bed and its shodding fittings, where they plied their trade.
Il was a stale sordid sodden place, reeking with mud and garbage; it was heavy, too, with the more impalpable smell of sweaty lusts and savage passions » ( Robert M. Coates, The Outlaw Years,Gretna, Louisianne, Macaulay Company, 1930, et Pelican Pouch, 2010, 308 pages, p. 216).
Nathalie Dorion s’installe à Natchez. Nathalie se retrouve ainsi veuve, à quarante-sept ans, à des miliers de kilomètres de Québec. Son fils Patrick a déjà dix-neuf ans. Mais Mary-Ann, sa fille, n’a que huit ans. Elle aurait pu décider de plier bagage et de rentrer à Québec. Natchez est une ville prospère où il lui est sans doute facile de trouver du travail. Peut-être aime-t-elle cette atmosphere débridée qui en émane?
Elle décide de demeurer à Natchez.
Consultez l’arbre généalogique des Dorion
Consultez le tableau des descendants de Pierre Dorion et de Jane Clarke