Le bonheur à sa plus simple expression. À quoi tient le bonheur? Je n’ai aucune mémoire du moment précis où j’ai commencé à exister et à ressentir des émotions au plan individuel. Puis quelques images fugitives, mais très fortes, me remontent à l’esprit. Des silhouettes. Des ombres. Des lieux. Rien de vraiment formé ou construit. Un amalgame d’impressions. À l’époque de ma petite enfance, et même quand j’y reviendrai comme enfant, tant le village que la maison des mes grands-parents constitueront un milieu fermé et homogène, qui correspond à la définition que l’on se fait d’un nid : un espace bien circonscrit, de dimension restreinte, fait pour accueillir, entourer, laisser grandir. Le nid était chaud, bien protégé et il aura amplement joué son rôle au cours des années de ma petite enfance, et de celles de mes cousins et cousines. Les notions de beauté, d’esthétique et d’harmonie n’entrent pas dans la conception qu’un jeune enfant se fait de son bien-être. À quoi tenait mon bonheur, alors? À cette certitude de sécurité, de proximité corporelle, au fait de me sentir aimée et acceptée inconditionnellement.
Quelle était la provenance sociale ou socio-économique de mes grands-parents, selon l’expression consacrée de nos jours? C’étaient des gens de la campagne, dont l’un et l’autre avaient vu le jour dans un petit village agricole. Ils avaient grandi dans un milieu paysan. Pourtant je ne les ai jamais vus entretenir de potager ou de jardin. Ils ne se voyaient pas comme des gens de la terre. Sans doute souhaitaient-ils s’émanciper. Ils aimaient la nouveauté, les autos, les voyages. Ils regardaient devant eux, sans états d’âme. Pas dans le rétroviseur. Quelques arbustes et quelques glycines anémiques poussaient, par hasard aurait-on dit, sur le terrain qui jouxtait leur maison. C’était quelconque. Cela n’avait, me semble-t-il, aucune importance à leurs yeux. Ils vivaient comme des citadins d’une municipalité urbaine, si petite soit-elle. Mon grand-père vaquait à ses affaires, allait et venait. Lorsque je suis née, il avait beaucoup ralenti le rythme de ses activités parce qu’il éprouvait des problèmes cardiaques sérieux. Pour un homme malade, il bougeait néanmoins encore beaucoup!
Mutine et coquette. Ma grand-mère était quant à elle encore très jolie, élancée, mutine et coquette. Sur une photo d’époque sur laquelle figure également son beau-frère Delphas Labrie, elle fixe l’objectif d’un air moqueur et semble particulièrement fière de sa robe pantalon à larges jambes. Selon les critères de l’époque, on devait la trouver très maigre. Mais très élégante! Je me souviens de ses lèvres minces qui esquissaient souvent un sourire qui aurait pu à la limite être pris pour une grimace! Elle aussi était, comme mon grand-père, très active. Mais absolument pas douée, ni intéressée, pour les choses manuelles ou pour l’entretien domestique, qu’elle confiait à d’autres. Elle ne cousait pas, ne tricotait pas, ne s’affairait jamais à nettoyer ou à faire du rangement. Je ne garde aucun souvenir des placards dans lesquels on aurait pu, sous sa gouverne, ranger draps, nappes et serviettes. Pourtant, il devait bien y en avoir, étant donné le trafic dans la maison! Et je ne me souviens pas de ses mains, ni de ce qu’elle en faisait! Ses gestes étaient peu agités, posés, calmes.
Douce et généreuse. En revanche, son visage particulièrement fin, ses cheveux assez courts et permanentés, ses yeux gris aux reflets dorés illuminent la mémoire que j’ai conservée d’elle. De même que sa voix, douce et chantante. La représentation la plus rapprochée de l’effet qu’elle créait serait celle d’un pinson perché sur la branche d’un arbre. Chantant et insouciant. Du moins en apparence.
Ce sont les gens qui intéressaient Julia. Elle connaissait tout le monde et tout le monde la connaissait. Menue, filiforme, haute comme trois pommes, elle avait la réputation de défendre la veuve et l’orphelin et de ne pas avoir peur de confronter les hommes violents qui battaient leur femme, allant même jusqu’à s’interposer lors de querelles conjugales de ses locataires (mon grand-père était propriétaire d’un immeuble à logement assez miteux situé dans une rue derrière la maison). Je ne l’ai jamais vue fâchée ou en colère. Mais on savait toujours ce qu’elle pensait et où elle logeait. Sa transparence était sa marque de commerce. Ainsi, elle ne se cachait pas d’avoir adressé une lettre anonyme à une épouse trompée du village, afin de lui ouvrir les yeux sur les incartades de son mari : en fait elle s’en était ouverte à plusieurs personnes! Alors pourquoi une lettre anonyme? Sa droiture, sa rectitude, l’emportaient sur toutes les velléités de vengeance ou de colère qui auraient pu l’habiter.
On ne connaissait pas d’ennemis à Julia. Elle-même ne semblait ressentir aucune animosité envers quiconque. On disait cependant qu’elle n’avait pas beaucoup aimé sa belle-mère, Rébecca, que mon grand-père avait installée dans un logement dans la rue immédiatement derrière la maison, après le décès de Cyrille, en 1928. Mémé Côté passait ses journées d’été sur sa « galerie », à se bercer. Le dimanche elle s’attendait à ce que son fils la convie à une ballade en automobile, au grand déplaisir de Julia.
L’autre femme. Julia était désarmante de limpidité. Ainsi, elle ne dissimula pas son désarroi quand mon grand-père entreprit une liaison avec sa secrétaire. Elle ne se gêna pas pour s’en ouvrir à tout un chacun. Le village au complet était au courant. Ses enfants étaient également au fait du drame qui se jouait entre elle et Alfred. Dans un réflexe probablement bien intentionné de solidarité envers leur mère, ils avaient, disait-on, dirigé un boyau d’arrosage pleine pression contre la demoiselle! Mon grand-père finit par ouvrir un deuxième bureau, à Drummondville, et l’y installa. Qu’est-elle devenue? Aucune idée. Je sais quels étaient son nom et son prénom. Pourquoi chercher plus loin? Elle fut vraisemblablement ostracisée et montrée du doigt. Puis disparut des préoccupations des gens et de la mémoire des uns et des autres.
Encore aujourd’hui j’ai de la difficulté à croire que mon grand-père, immortalisé dans ma mémoire comme un monsieur plutôt silencieux et qui marchait toujours d’un pas mesuré, ait pu se permettre une liaison durable avec sa secrétaire! Au su et au vu de toute sa famille, du village! On prend ses parents, ses grands parents, pour des modèles. Et pour des statues inanimées. On ne peut imaginer qu’ils aient éprouvé de la passion, de la haine, qu’ils aient eu soif de certains plaisirs tout comme nous, leurs enfants et petits-enfants. On manque d’imagination et de générosité à leur égard. À nous les fantasmes et les plaisirs, et à nous seuls! De plus, la société d’alors semblait tellement stricte, coincée, avec ses kyrielles de principes et de règles de vie extrêmement contraignantes! Le spectre de l’enfer et de la damnation éternelle était omniprésent. On imaginait le purgatoire comme une souffrance physique intense, mais transitoire. L’enfer, c’était le plongeon inexorable dans les tourments de l’expiation éternelle. Une affiche éloquente et de grande dimension ornait ma salle de classe, au primaire, chez les Ursulines : au-dessous des ailes déployées de l’archange Saint-Michel, le patron des anges, une série de roses s’alignaient et illustraient, de la gauche vers la droite, la trajectoire irréversible vers le péché mortel : d’une rose fraîchement éclose, délicatement ourlée, dont on devinait le discret parfum, à un fagot calciné, brûlé, étiolé. La démonstration était terrifiante. On savait faire peur. Or, il semble qu’Alfred, lui, passa outre ces terreurs. Bien plus réelles que des morsures de chien sous la table de la cuisine! Décidément, il savait ce qu’il voulait!
Était-ce du courage ou de l’inconscience chez Alfred que de balancer par dessus bord les règles morales, au moins temporairement mais suffisamment longtemps pour créer un mini scandale? Mais pas question de manquer la messe dominicale, du moins c’est ce que je suppute! Cela devait jaser dans le village! Comme la pulsion des sens, du sexe, devait être forte pour l’emporter sur le carcan de la morale! S’il a persévéré dans sa liaison, cela signifie qu’il a dû tenir tête au curé. Comment a-t-il négocié pour obtenir l’absolution? A-t-il pu communier? Ce n’était pas futile, comme préoccupation, à l’époque. Tout le monde allait obligatoirement à la messe chaque dimanche et devait faire ses Pâques, dans ce petit village catholique. Peut-être n’a-t-il éprouvé aucune culpabilité ou tourment intérieur. Cela dépendait de ce qu’il croyait, profondément.
Un secret de famille. Mes cousins et moi avons appris l’histoire de sa liaison par hasard alors que nous étions adultes. Mes oncles et mes tantes, lors d’une fête de famille, s’étaient échappés. Même le nom de la méchante femme nous fut révélé. Nous, les petits-enfants, n’en revenions pas. Comment la relation a-t-elle évolué, nous demandions-nous? Quand je suis née, mon grand-père était déjà assez âgé, cardiaque. Il avait, je suppose, fermé boutique depuis longtemps et regagné le domicile conjugal pour de bon. Impossible d’en apprendre davantage des oncles et des tantes. Les bouches s’étaient refermées comme des huîtres.
On appelle cela un secret de famille. Chaque famille a les siens. Plus exactement, chaque génération essaye de cacher aux plus jeunes les égarements par lesquels elle est passée. Pourtant, on reproduit de génération en génération les mêmes coups de cœur et de sang parce qu’on est tous faits du même bois.
Eleanor Roosevelt, femme du président des États-Unis, aimait voyager incognito, dans une Packard de couleur verte conduite par son chauffeur dévoué et discret. Il lui arrivait pendant la belle saison de parcourir la côte Nord-Est des États-Unis. Elle ne dédaignait pas piquer quelques incursions au Canada, en Beauce, et même davantage. Un jour, en plein été, elle s’arrêta à Black-Lake. Elle sortit de sa voiture et pénétra dans le magasin général des O’Brien. Tout le monde la reconnut immédiatement. Une lady avec chauffeur, arborant un canotier assorti de quelques fleurs et traînant son tricot avec elle, on n’en comptait pas des tonnes! Les gens s’attroupèrent poliment autour de son auto et lorsqu’elle ressortit du magasin général ils l’applaudirent, respectueusement, incluant Julia ma grand-mère ainsi que ma mère. Fin de l’anecdote.
Julia et ma mère aimaient se remémorer cet événement. Comme si Black-Lake soudainement avait pris une couleur plus vive. Ce que ma grand-mère ignorait c’est qu’Eleanor et elle partageaient un point en commun : leur mari avait eu une maîtresse et ce, pendant longtemps, pour leur plus grand déplaisir à l’une et à l’autre. Roosevelt, cet artisan du new deal américain, ce géant adulé avec raison par ses concitoyens, mourut non pas dans les bras d’Eleanor, sa femme, mais en présence de sa maîtresse devenue confidente et amie avec les années, Lucy Mercer. Eleanor savait. Elle avait toujours su. Mais les Américains ne l’apprirent que des années après sa mort, quand une biographie documentée parut. Julia ignorait que quelque chose, dans leur destin, les unissait. Comme quoi, devant les vraies choses de la vie, nous sommes à peu de choses près, tous égaux.
Vies publiques, vies privées et vies secrètes. La vie m’a appris qu’outre les secrets de famille, ces non-dits plus ou moins admis ou discutés à voix basse, chacun de nous gère sa vie au plan personnel comme une grande armoire qui comporterait trois sections plus ou moins étanches les unes par rapport aux autres : une première section ou tiroir, celle de la vie publique, constitue le livre ouvert et officiel des faits et gestes marquants de notre existence. Une sorte de vitrine de représentation où le paraître l’emporte sur tout le reste. Notre carte de visite, en quelque sorte. Ce que nous prétendons être. Les politiciens s’appliquent en général à la polir, à l’embellir même, pour se présenter sous un jour favorable à l’électorat. Une seconde sphère, qualifiée de privée, est dédiée en général à la famille et aux intimes. On y emmagasine les éléments plus émotifs, mais acceptables, de notre cheminement comme individu. Ce tiroir comporte des écrans de protection plus ou moins efficaces. Les paparazzis sont friands de faits et gestes de gens célèbres au plan de leur vie privée, en général beaucoup plus pimentée que les faits officiellement rapportés les concernant. En principe, chacun revendique le respect de sa vie privée, même si celle-ci ne comporte rien d’extravagant ou de saugrenu. Mais c’est ainsi.
Mais c’est la troisième sphère, celle de la vie secrète, qui est la plus fascinante. La plus authentique, quoique potentiellement fort dérangeante. Celle qui, au-delà du paraître, nous révèle tel que nous sommes. Comme si nous enlevions perruque et maquillage. C’est là que nos pulsions les plus fortes explosent, que nous nous laissons aller à nos penchants mal contrôlés. Le fief des tentations, frôlées ou consommées, le repaire de l’immoralité ou de l’amoralité. Les individus qui cultivent une vie secrète le font en général avec des protagonistes qui n’appartiennent pas à leur vie publique ou privée. Et c’est dans ce creuset d’émotions et de pulsions mal contrôlées que les choses peuvent devenir extrêmement risquées, quand cette autre partie de la personne, jusqu’alors ignorée, est soudainement mise au jour. Parfois des réputations se brisent. Que de blessures, au sein des familles! Certains couples vivent parfois une authenticité dans leur relation qui les fait s’ouvrir l’un à l’autre dans la dimension secrète de leurs vies respectives. Cela me semble exceptionnel.
Mais comme nous ne sommes en général ni politiciens, ni acteurs de cinéma, ni écrivains, nous en sommes généralement quittes pour quelques entorses à la norme que nous essayerons de gommer discrètement. Quelle portion de sa vie secrète mon grand-père partagea-t-il avec ma grand-mère? Combien j’aurais voulu être petit oiseau perché sur l’arbre au-dessus de la fenêtre ouverte de leur chambre, quand ils partageaient encore la même couche! La biographie des gens célèbres, publiée après leur mort et celle de leurs proches, comporte souvent des révélations sur des pans entiers de leur vie demeurés jusqu’alors plus ou moins secrets. La vraie personne émerge alors, dans toute sa complexité.
Quand il est question de nos ancêtres, il est douteux que des faits se rapportant à des pans secrets, voire intimes, de leur vie, aient été notés et nous renseignent sur ce qu’ils étaient réellement. Encore eût-il fallu qu’un témoin de leur époque consigne des éléments dignes d’intérêt. Cela n’arrive qu’aux ancêtres célèbres! Et encore! Difficile alors de comprendre quel était le moteur de leur existence, ce qui a marqué leur vie, de quoi ils sont décédés, leurs mésaventures. Bref, ils demeureront inexorablement d’humbles individus au destin silencieux.
Un peu de psycho-généalogie. J’ai lu que de génération en génération les familles ont tendance à reproduire les mêmes comportements, les même travers, à choisir les mêmes prénoms, les mêmes domaines professionnels. Et à reproduire les mêmes drames. Ce domaine de recherche en psychologie, s’appelle la psychogénéalogie. Or, chaque être humain est la résultante de la rencontre de deux filiations, la paternelle et la maternelle, lesquelles ont également des sources multiples. L’une ou l’autre des filiations finit certainement par dominer l’autre, ou les autres. Cela en soi est un combat. On en parle peu. C’est pourtant ce qui déchire souvent les familles : deux frères se font la guerre, de façon éternelle. Deux sœurs ne s’adressent plus la parole. Il s’agit peut-être du choc de deux empreintes génétiques tellement différentes qu’elles s’agressent mutuellement.
Quelle ascendance, chez Alfred, l’avait emporté sur l’autre? Je n’en sais rien. D’autant que rien au sujet de ses parents n’est réellement connu. Mais, et cela a été confirmé par tous ses enfants, il a toujours démontré un esprit entrepreneur, qui s’accompagnait d’un goût certain pour le risque. Il détestait faire du sur place, aimait investir, s’impliquer, gagner de l’argent. Ainsi en 1924 il fonde avec deux associés une compagnie pour l’exploitation d’un moulin à scie. En 1945 il se voit octroyer un contrat de 15 150,00 $ pour la construction d’une annexe à l’hôtel de ville. Il achetait des maisons à revenus, faisait de l’assurance, essayait d’améliorer son sort et celui de sa famille. Il n’était pas un des notables de la place, comme le médecin ou le curé, car il n’était pas éduqué et n’avait aucune prétention de ce genre. Mais il était connu et apprécié. Une photo prise à l’aube de sa quarantaine nous le montre élégamment vêtu d’un habit bien coupé, chemise blanche et cravate, assez élancé et mince, la chevelure abondante et l’œil brun foncé. Il tient un chapeau melon, et ses chaussures sont de bonne qualité. Bref, il présente bien pour un petit Canadien français sorti de nulle part!