Les Dorion font éduquer leurs enfants, incluant les filles. François Dorion et Nathalie Trudel feront inscrire leurs fils au Petit-Séminaire, situé à proximité du domicile familial. Les filles, elles, fréquenteront le Monastère des Ursulines, situé lui aussi à proximité. Les Ursulines procédaient à une recension minutieuse des noms de leurs élèves, ainsi que des parents de ces dernières. On retrouve ainsi dans les registres de l’institution mention des noms de plusieurs filles Dorion. Dès 1760, celui de Madeleine, 13 ans, fille de Jean-Marie, qu’on identifie comme « capitaine de milice », et de Thérèse Normand, donc une des trois petites « Dorionne », y est colligé. Pour les années 1776 à 1800, les noms de Marie-Anne et d’Angélique dite Julie, filles de François Dorion et de Nathalie Trudel, y figurent. Puis pour les années 1785 à 1789, les noms de quatre autres fillettes apparaissent dans le registre des Ursulines : Angèle et Barbe, sans doute enfants de Noël Dorion et de Barbe Trudel. Et ceux de Julie et Josephte Dorion.
Ces jeunes filles recevront donc, selon les critères de l’époque, une excellente éducation. Elles savaient à tout le moins écrire et compter! Un contraste évident avec les Bédard, qui feront éduquer leurs garçons, mais pas leurs filles. Le fait que la famille Dorion habitait à deux pas des Ursulines et du Petit-Séminaire aura sûrement été un facteur déterminant dans la décision d’y inscrire les enfants.
Les filles tâtent des affaires comme leurs frères. Le contraste avec les Bédard ne s’arrêtera pas là. C’est que les filles Dorion tâteront des affaires autant que leurs frères. Marie-Angélique, épouse d’Étienne Gauvin, imprimeur, et qui se déclarait « marchande publique », tiendra un commerce dans la Côte de la Fabrique, dans les années 1822. Elle passera devant le notaire Panet pour officialiser l’entente de location de son commerce. L’acte précise qu’elle est « séparée quant aux biens du dit sieur, son mari », donc non assujettie à la coutume de Paris, qui était alors la norme chez les catholiques de la Nouvelle-France, qu’ils aient été agriculteurs ou urbains.
Marie-Anne, elle, dont le parrain et la marraine étaient Noël Dorion et Barbe Trudel, deviendra femme d’affaires. Elle possédait quelques propriétés et prenait, notamment, des chambreurs. Au décès de ses parents, elle héritera de la maison familiale, rue Buade. Elle ne se mariera jamais puisque dans son acte de sépulture, lors de son décès le 7 décembre 1823 à l’âge de 55 ans, on la qualifie de « mademoiselle ».
Marie-Anne Dorion, un sacré caractère! Marie-Anne était particulièrement haute en couleur. Je ne sais trop à quoi elle passait son temps mais elle fut traduite en justice, en cour criminelle, le 26 décembre 1815, pour nuisance publique! La cause fut présentée devant la « Court of Oyer and Terminer », dédiée au traitement rapide des dossiers pour lesquels les preuves recueillies contre les contrevenants étaient non équivoques. Que lui reprochait-on?
Une accusation pour le moins inusitée et malodorante… L’acte d’accusation à l’encontre de mon ancêtre, et dont j’ai parcouru le manuscrit rédigé en anglais et conservé aux Archives nationales, est assez explicite et pour le moins inusité : Il porte sur l’installation illégale par Marie-Anne Dorion de cabinets d’aisance extérieurs sur sa propriété, située rue Buade! Et sur des débordements importants et particulièrement malodorants de matière fécale en quantité volumineuse et provenant de ces cabinets dans sa rue et dans les rues avoisinantes. On mentionne au sujet de la quantité observée que : « …these rose and flew into the said diverse streets and common highways. »
Thomas Cary intimé à se présenter en cour comme témoin. La cause est entendue devant jurés et présidée par un juge. Parmi les personnes sommées par la Cour de paraître comme témoins dans cette affaire figure Thomas Cary, un imprimeur qui logeait également rue Buade, et au sujet duquel nous reviendrons plus loin dans le blogue. Thomas Cary allait épouser quelques mois plus tard une des nièces de Marie-Anne, née le 16 novembre 1799, prénommée elle aussi Marie-Anne, et dont elle était d’ailleurs la marraine.
Marie-Anne Dorion reconnue coupable. Je n’ai pas retrouvé le texte du jugement final. On ignore donc à quelle peine elle fut condamnée et si elle n’eut à payer qu’une amende. Mais l’acte d’accusation ne semble vouloir laisser planer aucun doute sur l’attitude malveillante de l’accusée. Et donne à penser que cette situation, survenue dans les premiers jours de mars, a été créée intentionnellement (« injuriously erect and set up ») par l’intimée et n’est pas le fruit du hasard.
Un scandale dans la famille? On suppose que la condamnation d’une des leurs créa une certaine commotion dans le clan Dorion. Comme les avis étaient publiés dans la Gazette de Québec, toute la ville dut être mise au courant. Marie-Anne « occupe » les colonnes du journal avec divers individus, hommes et femmes, dont les offenses vont du vol de propriété ou de bestiaux, au viol, en passant par des accusations d’assaut et de batterie. Certains méfaits sont qualifiés de « petit », « moyen » ou « grand » larcin sans que des précisions additionnelles ne soient fournies sur le crime en tant que tel. Les peines sont exemplaires : Ainsi un dénommé John Lavender a été mis au pilori, Amelia Fleming est condamnée à trois mois de travaux durs dans la Maison de correction. Antoine Marcoux est condamné à être pendu, le 9 février, pour avoir volé une vache! Abraham Edward est condamné à deux années de travaux durs dans la Maison de Correction pour Grand Larcin. Un dénommé Jean Verret écope de douze mois de travaux durs dans la Maison de Correction et à être fouetté le premier mai! La plupart des condamnés portent des noms anglais, reflet, je suppose, de la surreprésentation des immigrants dans la ville qui étaient soit de passage ou qui s’étaient trouvé du travail en ville. À l’époque, on comptait autant d’anglophones que de francophones à Québec (109-02 Texte publié dans la Gazette du 4 janvier 1816).
Ni fouettée ni pendue ni mise au pilori, ouf! L’écrivain Philippe Aubert de Gaspé narre dans ses Mémoires les supplices auxquels étaient soumis les condamnés à la pendaison, au fouet ou au pilori, ces compagnons d’infortune qui partagent avec Marie-Anne les colonnes de la Gazette : « Il se passait peu de mois pendant mon enfance, pendant ma jeunesse même, que la ville de Québec n’offrit le dégradant spectacle soit d’un malheureux pendu pour grand larcin, soit d’un autre voleur attaché à un poteau aussi en permanence sur la même place. Le coupable recevait trente-neuf coups de fouet pour le petit larcin; une autre fois, c’était un criminel promené dans les principales rues de la cité, recevant à certaines encoignures des rues une portion des dits trente-neuf coups de fouet, jusqu’à ce que la sentence fût accomplie; ou bien enfin c’était un criminel qu’on exposait sur le pilori, pour parjure ou autre crime odieux. » (Source : Philippe Aubert de Gaspé, Mémoires, Hurtubise et Leméac, Montréal 2007, 591 pages, pp 70 -71)
Décès le 7 décembre 1822. Marie-Anne Dorion décède, le 7 décembre 1822. En octobre 1825, un avis est publié dans La Gazette de Québec par ses exécuteurs testamentaires, qui sont son frère Joseph et son cousin, Pierre-Antoine Dorion, un marchand en vue de Sainte-Anne de la Pérade et député, invitant ceux qui lui devaient de l’argent à bien vouloir acquitter leurs dettes ainsi que ceux à qui elle en devait à se manifester.
Mais encore? Était-elle simplement femme d’affaires? Avait-elle une personnalité agitée? Frayait-elle avec une drôle de faune? Qui sait? Mais, on le verra plus loin dans le blogue, elle n’était pas que cela. Elle saura aider, le moment venu, ses neveux et nièces dans le besoin. Le prénom « Marie-Anne » sera attribué à quelques nièces, et petites-nièces du clan Dorion, dont mon arrière-grand-mère, Mary-Ann O’Neill, sans doute en hommage à cette femme non conventionnelle.
Réf. : Pour vous y retrouver avec la famille Dorion, consultez l’arbre généalogique des Dorion